François Charlet

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Les Creative Commons et le droit suisse

04/05/2011 8 Min. lecture Droit François Charlet

Un ami m’a demandé il y a quelques semaines si les licences Creative Commons étaient valables en Suisse. La question étant plutôt intéressante, je me suis penché sur le sujet. Cette petite analyse juridique se veut donc générale. J’y aborderai tant le droit des obligations (puisqu’une licence est un contrat) que le droit d’auteur (puisqu’on touche aux œuvres et aux créations de l’homme).

En Suisse et dans le reste du monde, la propriété intellectuelle est réglée légalement. Malheureusement, ces lois sont circonscrites par les frontières politiques, frontières qui sont ignorées par Internet, au vu de sa nature internationale. Internet a amené l’échange d’informations à son sommet, permettant une communication quasi instantanée et une forte interactivité. Les lois nationales se juxtaposent les unes aux autres, rendant ainsi colossal le travail de protection de son œuvre dans le monde entier. Pour pallier à cette lourdeur, l’organisation Creative Commons offre une protection qui est identique partout sur la planète, et qui s’adapte aux législations nationales. Il en découle que l’auteur d’une œuvre gère, diffuse et contrôle son œuvre comme il l’entend.

(Willy Duhen, Validité des Creative Commons face au droit français)

Voici le but de Creative Commons, repris de la page française de Wikipedia :

L’objectif recherché est d’encourager de manière simple et licite la circulation des œuvres, l’échange et la créativité. Creative Commons s’adresse ainsi aux auteurs qui préfèrent partager leur travail et enrichir le patrimoine commun (les Commons) de la culture et de l’information accessible librement. L’œuvre peut ainsi évoluer tout au long de sa diffusion.

Les personnes souhaitant autoriser la communication au public de leur œuvre uniquement contre une rémunération devront retenir le système général du droit d’auteur et non les licences Creative Commons.

Toute personne qui a créé une œuvre (texte, musique, vidéo, site Web, photographie, etc.) et qui a la capacité de signer un contrat portant sur cette œuvre peut utiliser l’un des contrats Creative Commons. A contrario il n’est pas possible d’utiliser un contrat Creative Commons pour une œuvre sur laquelle on ne dispose pas de l’ensemble des droits.

Mais qu’en est-il en droit suisse ? Ces contrats peuvent-ils être reconnus par notre législation ? Peut-on s’en prévaloir en justice ? Autant de questions auxquelles je vais tenter d’apporter des réponses.

Introduction

Creative Commons, quoi, pourquoi, comment ?

C’est en 2001 que naissent les Creative Commons. Tout d’abord, s’inspirant de la licence GNU GPL, les Creative Commons seront d’abord destinés aux logiciels opensource mais ils toucheront au final bien d’autres domaines comme les images, textes, vidéos, etc. En soi, les Creative Commons ne se veulent pas extrémistes, mais ils poursuivent un juste milieu entre les phénomènes de copyright et de copyleft.

Schématiquement, les Creative Commons visent donc à développer une licence pour que l’information – au sens large – circule sans obstacle tout en protégeant son auteur dans tous les pays. D’un côté, les entreprises éditrices (les “majors”) veulent à tout prix un durcissement juridique des droits d’auteur, de l’autre les Creative Commons s’essaient au développement de droits d’utilisation qui soient apte à s’harmoniser avec le monde de l’Internet.

Juridiquement, les Creative Commons se situent donc entre une application stricte des droits d’auteur (“tous droits réservés”) et le domaine public.

Utilisation des licences

Les licences Creative Commons sont modifiables et adaptables en fonction des besoins. Il est possible de combiner différents éléments, comme la possibilité de redistribuer, de modifier l’œuvre ou de partager l’œuvre modifiée avec les mêmes droits que l’originale, etc. De façon à simplifier et accélérer la lecture et la prise de connaissance de ces licences, des pictogrammes sont disponibles et peuvent être utilisés à la place d’un long (et barbant) texte, du genre “disclaimer”. Ces contrats de licence sont d’ailleurs traduits dans plusieurs langues (dont le français) et cherchent à s’adapter au droit de chaque pays tout en conservant le noyau dur et universel des Creative Commons.

Du point de vue juridique

Droit des obligations et contrats

En droit suisse, un contrat est un acte juridique consistant en une manifestation de volonté qui produit l’effet juridique correspondant à la volonté exprimée (Tercier, Le droit des contrats, p. 54 ss, 3e édition, Schultess, 2008). Ainsi, il y a contrat lorsque les parties (deux au minimum) ont échangé des manifestations de volonté concordantes (c’est-à-dire qu’on désire le résultat voulu ; cf. art. 1 CO). Le contrat n’a pas besoin d’être écrit ou de comporter une signature (sauf disposition contraire). Le consentement est suffisant.

Avec les Creative Commons, l’auteur ne fait que proposer un contrat, ici un contrat d’adhésion non négociable et assorti de conditions générales. En droit suisse, les conditions générales doivent être intégrées au contrat et les parties doivent les reconnaître comme telles. L’intégration peut être tacite ou expresse. Les conditions générales sont valides, à moins d’être illicites, immorales ou insolites (cf. par exemple l’art. 8 LCD ; Tercier, p. 160 ss).

L’auteur doit se plier à certaines obligations, selon le code légal suisse des Creatives Commons (en allemand), notamment joindre une copie de la licence pour chaque œuvre (par exemple, pour un blog, la faire figurer sur chaque article). En proposant son œuvre sous licence, il assure aussi qu’il ne viole pas d’autres droits appartenant à d’autres personnes. Il autorise également une utilisation mondiale de son œuvre, tout en réservant le fait que son droit national (le droit suisse) est applicable.

Le bénéficiaire (ou preneur de licence) a également des obligations, notamment celle de respecter la licence même en cas de redistribution. Cela signifie qu’il ne peut pas redistribuer l’œuvre à d’autres conditions que celles de la licence originale. Il doit également joindre une copie (ou un lien) de la licence pour toute utilisation qu’il ferait de l’œuvre, en particulier la distribution et la communication en public. Comme c’est un contrat de licence, le preneur ne peut céder aucun droit sur l’œuvre elle-même. Honnêteté intellectuelle oblige, le preneur de licence doit attribuer la paternité de l’œuvre à l’auteur originel, en mentionnant son nom ou son pseudonyme.

Droit d’auteur

Tout d’abord, il faut savoir que les auteurs qui ont déjà cédé leurs droits à des sociétés de gestion ne peuvent ensuite placer leurs œuvre sous licence Creative Commons (art. 9 ss LDA). S’ils veulent le faire, ils doivent en conserver les droits et la gestion, et ainsi autoriser irrévocablement le public à utiliser leur œuvre (qu’elle soit sous forme de texte, image, vidéo, musique, etc.) gratuitement mais sans toutefois autoriser une utilisation commerciale (Petit guide de poche de l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle).

En droit suisse, l’auteur d’une œuvre peut accorder une licence à un tiers pour qu’il utilise son œuvre, ou lui céder ses droits d’auteur. Ce transfert de droits peut être total, ou limité dans le temps, voire même géographiquement. Toutefois, les droits moraux d’une œuvre ne peuvent être cédés.

La cession est un transfert de droits exclusifs qui peut être opposé à tout le monde, y compris l’auteur de l’œuvre. La licence est un contrat au moyen duquel le titulaire des droits autorise un tiers à utiliser l’œuvre dans les conditions du contrat.

Les licences ne sont pas réglementées dans la loi sur le droit d’auteur (LDA). Elles ne le sont pas non plus dans le Code des obligations (CO). Ce sont en fait des contrats innomés, auxquels on appliquera les art. 1 à 183 CO. Le contrat de licence n’est pas un contrat d’édition (art. 380 ss CO), notamment car elle ne transfère aucun droit d’auteur au preneur de licence. Ce dernier ne pourra donc pas faire valoir en justice des violations du droit d’auteur, sauf si le contrat de licence lui accorde un tel droit.

Le donneur de licence (l’auteur, à moins que le preneur de licence n’ait le droit d’octroyer des sous-licences) doit tolérer que le preneur de licence utilise son œuvre. La licence peut être exclusive, c’est-à-dire que seul le preneur est autorisé à utiliser l’œuvre, ou non exclusive, ce qui permet au donneur de licence d’accorder d’autres licences à des personnes tierces.

Le preneur de licence doit payer les redevances convenues (le cas échéant) et il doit préserver l’œuvre autant que faire se peut (François Dessemontet, La propriété intellectuelle, Cedidac, 2000).

Conclusion

Face au droit suisse des obligations, et en regard des exigence formelles des contrats de licence, on remarque que la licence Creative Commons est en adéquation avec le droit suisse. Elle n’est pas plus permissive et se calque plutôt bien avec nos exigences. C’est d’ailleurs rassurant puisqu’elles sont normalement adaptées au droit national de chaque pays, si cela est nécessaire. C’est le cas en Suisse.

Le contrat de licence étant en grande partie négocié librement par les parties au contrat, si les conditions du droit des obligations et celles du droit d’auteur sont respectées, il n’y a aucune raison pour que le droit suisse ne se saisisse pas de ces contrats de licence. Cela a notamment pour conséquence que si le preneur d’une licence Creative Commons ne respecte pas ses obligations et violent les droits d’auteur d’un auteur suisse, ce dernier pourra porter l’affaire devant les tribunaux.