François Charlet

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La Suisse et l'ACTA : état de la situation

31/01/2012 12 Min. lecture Droit François Charlet

Pour cet article, je vous propose de passer en revue la manière dont ce traité – l’ACTA – va être juridiquement accueilli en terres helvétiques puis en Europe, de continuer sur un résumé des critiques formulées à l’encontre de ce traité international, puis de conclure sur un commentaire personnel ponctué d’une once d’inquiétude mobilisatrice (mais non moralisatrice).

Récemment, on m’a demandé où en était la Suisse avec l’ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement, ou ACAC, Accord commercial anti-contrefaçon) et pourquoi on n’en parlait pas beaucoup. Il semble en effet que l’ACTA ait moins mobilisé les foules en comparaison aux textes SOPA/PIPA, alors que sa portée juridique et territoriale est bien plus grande. À l’inverse de SOPA/PIPA, l’ACTA est un traité international multilatéral à la discussion duquel ont participé l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, les Émirats arabes unis, les États-Unis, le Japon, la Jordanie, le Maroc, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, Singapour, la Suisse et l’Union européenne.

Un premier groupe de pays (Australie, Canada, Corée du Sud, États-Unis, Japon, Maroc, Nouvelle-Zélande et Singapour) a signé l’ACTA le 1er octobre 2011. L’Union européenne vient de signer ce texte, et attend que le Parlement européen vote son consentement. Les autres pays, Suisse comprise, n’ont pas encore signé l’ACTA à cause des procédures internes d’approbation.

Pour ceux qui n’ont encore jamais entendu parler de l’ACTA, Wikipedia nous dit que

L’ACTA est un traité international multilatéral concernant les droits de propriété intellectuelle. Le champ d’action de l’ACTA s’étend ainsi aux marchandises, notamment aux produits contrefaits, aux médicaments génériques ainsi qu’aux infractions au droit d’auteur sur Internet. Il vise à établir un nouveau cadre juridique que des pays peuvent rejoindre volontairement et à créer son propre organisme de gouvernance en dehors des institutions internationales déjà existantes (comme l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle ou les Nations Unies).

Si ce n’est pas plus clair, pas d’affolement. La suite devrait rendre les choses plus limpides, à tout le moins concrètes.

Procédures en Suisse et dans l’Union européenne

Commençons donc par un peu de droit brut de décoffrage, mais néanmoins nécessaire pour comprendre les effets du droit international. En Suisse (cf. Guide de la pratique en matière de traités internationaux, DFAE, février 2010, § 105 et suivants),

Les affaires étrangères relèvent de la compétence de la Confédération (art. 54 al. 1 Cst). Aux termes de l’art. 166 al. 2 Cst, il appartient à l’Assemblée fédérale d’approuver les traités, à l’exception de ceux dont la conclusion relève de la seule compétence du Conseil fédéral en vertu d’une loi ou d’un traité. Cette approbation est requise de l’Assemblée fédérale par le Conseil fédéral. Ce traité sera approuvé ou rejeté en bloc et de façon inconditionnelle. Tout au plus l’Assemblée fédérale peut-elle faire dépendre son approbation de la formulation d’une réserve, pour autant que le traité ne s’y oppose pas. L’approbation est donnée par l’adoption d’un arrêté fédéral.

[…]

Selon l’art. 184 al. 1 Cst, le Conseil fédéral est chargé des affaires étrangères sous réserve des droits de participation de l’Assemblée fédérale et représente la Suisse à l’étranger. L’art. 184 al. 2 Cst rappelle que c’est le Conseil fédéral qui signe les traités, les soumet à l’approbation de l’Assemblée fédérale et les ratifie. L’exécutif a toujours la compétence de décider de signer un traité sous réserve de ratification et, techniquement, de procéder à cette signature. Il a également la compétence de décider de la ratification, sous réserve de l’approbation du Parlement toutefois et techniquement, de procéder au dépôt ou à l’échange des instruments de ratification.

La Suisse a rejoint les discussions autour de ce traité entre 2006 et 2007. En 2008, les négociations officielles ont commencé et ont abouti à un accord en octobre 2010. Les États qui n’ont pas encore signé, comme la Suisse, ont jusqu’au 1er mai 2013 pour le faire. Cela implique donc que le Parlement fédéral approuve la signature d’ici là.

Pour l’instant, et après renseignements pris auprès de l’Institut fédéral de la Propriété intellectuelle (IPI) qui était chargé de négocier l’ACTA pour la Suisse, la procédure administrative en Suisse en vue d’une signature de ACTA est en cours. Toutefois, il n’y a pas (encore ?) de planning défini pour les diverses étapes, selon l’IPI. La décision concernant la signature appartiendra au Conseil Fédéral. L’ACTA devra ensuite être approuvé par le Parlement. Enfin, en principe, le référendum facultatif devrait être ouvert (art. 141 Cst), laissant au peuple, le cas échéant, la possibilité de se prononcer sur cet accord.

L’ACTA, en tant que traité international, serait applicable en Suisse s’il était ratifié. Il nécessiterait probablement quelques modifications législatives.

L’ordre juridique suisse assure, d’une manière générale, la primauté du droit international sur le droit interne. Font exceptions à ce principe le droit constitutionnel postérieur directement applicable ainsi que les lois fédérales par lesquelles l’Assemblée fédérale a volontairement dérogé au droit international. Même dans cette dernière hypothèse, les normes internationales de protection des droits de l’homme priment en principe toujours le droit interne. Il en va de même des règles impératives du droit international (jus cogens) [cf. § 177 et suivants].

Le 16 décembre 2011, le Conseil de l’Union européenne a adopté l’instrument de ratification de l’ACTA. Le 26 janvier 2012, l’Union européenne et 22 États membres ont signé l’ACTA. Désormais il revient au Parlement européen de consentir ou non à ce traité.

La procédure est relativement simple. Plusieurs commissions (Affaires juridiques, Industries, Libertés publiques) vont concevoir des rapports individuels, que chaque commission vote en son sein. Ces commissions adresseront leurs rapports à la commission Commerce International qui rendra un rapport final au Parlement européen. Ce rapport recommandera d’approuver ou de refuser le traité signé par les États membres. Puis, le Parlement européen procédera au vote (dans le courant de l’année, vers juin 2012 probablement), conformément à l’art. 218 § 6 lit. a TFUE (qui renvoie à l’art. 207 § 4 TFUE).

Résumé des positions des différents protagonistes

Dans le camp des partisans de ce traité, on retrouve évidemment les différents États mentionnés ci-dessus, ainsi que les milieux touchés par la contrefaçon et le piratage, par exemple la MPAA (Motion Picture Association of America). Selon eux, l’ACTA “a pour objectif d’établir des normes internationales pour faire respecter les droits de propriété intellectuelle, afin de permettre une lutte plus efficace contre le problème croissant que posent la contrefaçon et le piratage”.

Internet est donc directement visé, mais l’ACTA a un champ d’application plus vaste puisqu’il vise aussi les produits contrefaits que tout un chacun peut ramener dans ses valises. En réalité, et contrairement à ce que laisse penser le nom du traité, l’ACTA concerne toute forme d’atteinte à la propriété intellectuelle (sur Internet ou non). L’ACTA ne fait donc pas la différence entre le piratage et la contrefaçon: le premier est donc considéré comme une “contrefaçon des droits d’auteur”. L’ACTA va donc bien plus loin que les autres traités internationaux existants.

L’ACTA comporte plusieurs volets, en partie résumés sur le site de l’IPI et que je reproduis ici:

  • Mesures de droit civil: possibilité pour le titulaire du droit de choisir une autre méthode de détermination des dommages-intérêts que celle basée sur le montant du dommage subi (p. ex. redevance de licence appropriée comme le connaît depuis longtemps le droit suisse).
  • Mesures à la frontière: application des mesures non seulement à l’importation, mais également à l’exportation (prévue en Suisse depuis le 1er juillet 2008 par une disposition correspondante dans toutes les lois régissant la propriété intellectuelle).
  • Mesures de droit pénal: peines appropriées, mais dissuasives dans les cas de violations intentionnelles de marques, de droits d’auteur ou de droits voisins, ainsi que poursuite pénale d’office en cas de violation grave (la Suisse prévoit aujourd’hui déjà des peines pour les violations intentionnelles de droits de propriété intellectuelle).
  • Internet: concrétisation de la nouvelle protection, prévue par les traités Internet de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, des mesures techniques et de l’information sur le régime des droits, ainsi que spécification que les actes préparatoires comme l’achat d’outils permettant de contourner la protection doivent eux aussi être poursuivis (la Suisse interdit de tels actes depuis le 1er juillet 2008).

De l’autre côté, les opposants (nombreux) mettent en avant une pléthore de critiques. Sans les développer toutes, en voici quelques-unes:

  • Cet accord multilatéral a été négocié en secret, à huis clos, à l’abri de tout regard d’organisations internationales comme l’OMC ou l’OMPI qui sont directement concernées (en Suisse, c’est l’IPI qui a été mandaté par le Conseil fédéral pour négocier l’accord); les États-Unis auraient même justifié ce secret en invoquant la sécurité nationale (L’Expansion.com); cela amène à penser que l’ACTA ne cherche pas vraiment à protéger les citoyens contre les contrefaçons, mais bien à sécuriser les intérêts des ayants droit; les citoyens n’ont en aucun cas été consultés. (The Impact of the ACTA on the Knowledge Economy)
  • L’ACTA entrave la réforme globale des droits de propriété intellectuelle, il contourne des organisations internationales légitimes, il est une arme d’intimidation pour les industries du divertissement, il instaure des sanctions pénales étendues et dangereuses, et il permet de contourner durablement la démocratie. (La Quadrature du Net; voir aussi cet article)
  • Le traité ne serait pas entièrement compatible avec le droit européen et nécessiterait notamment l’adoption d’autres législations européennes encore inexistantes; l’ACTA supprimerait des garanties sans en instaurer de nouvelles. (Opinion of European Academics)
  • L’ACTA permettrait de court-circuiter le système judiciaire ordinaire en autorisant des processus extrajudiciaires.
  • L’ACTA menace le commerce international de médicaments génériquesvital pour les pays pauvres – en instaurant notamment un climat de suspicion sur l’ensemble des acteurs impliqués dans la fabrication et la diffusion de médicaments génériques légaux du Sud. (Analyse de l’ACTA par la Déclaration de Berne)
  • Contrairement aux premières versions du traité, des gardes-fous importants ont été instaurés en matière de protection des données; toutefois, il est susceptible de créer des sanctions pénales nouvelles impliquant une surveillance des communications Internet par les intermédiaires techniques (FAI notamment), voire une censure; cet accord ferait donc primer la propriété intellectuelle sur la liberté d’expression et la présomption d’innocence notamment.
  • L’ACTA est censé donner un avantage compétitif à l’économie américaine, puis à l’économie chinoise à moyen terme, alors que l’Union européenne risque d’être prisonnière de l’ACTA qui l’empêchera de réformer son système de sanctions. (FFII)
  • Un député européen dénonce même une mascarade absolument révoltante: “En tant que rapporteur sur ce texte, j’ai également fait face à des manoeuvres inédites de la droite de ce Parlement pour imposer un calendrier accéléré visant à faire passer l’accord au plus vite avant que l’opinion publique ne soit alertée, privant de fait le Parlement européen de son droit d’expression et des outils à sa disposition pour porter les revendications légitimes des citoyens”, déplore Kader Arif, qui dénonce la “mise à l’écart des revendications du Parlement Européen pourtant exprimées dans plusieurs résolutions de notre assemblée. […] Cet accord peut avoir des conséquences majeures sur la vie de nos concitoyens, et pourtant tout est fait pour que le Parlement européen n’ait pas voix au chapitre.”. (Kader Arif, Député européen)
  • Donald Tusk, premier ministre polonais, a déclaré que la Pologne ne soumettrait pas l’ACTA à ratification s’il s’avère qu’il peut constituer un danger à la liberté. (Numerama)
  • La Commission européenne ment éhontément aux eurodéputés en présentant ACTA comme un accord acceptable. En signant ACTA avec les États membres de l’UE, la Commission européenne a fait fi des critiques légitimes de milliers de citoyens européens qui ont manifesté ces derniers jours contre ACTA. Les citoyens doivent contacter leurs élus pour rétablir la vérité: ACTA est un contournement de la démocratie et attaque les libertés pour tenter de protéger les modèles économiques dépassés d’industries de rentes.” (Jérémie Zimmermann, porte-parole de La Quadrature du Net)

Pour plus d’informations sur l’ACTA, voir le site La Quadrature du Net.

Commentaire

Je pense qu’il est inutile de répéter ce que j’ai expliqué au sujet de SOPA. Je comprends tout à fait que la contrefaçon et la piraterie soient considérées comme un fléau, et que les ayants droit aient besoin d’une protection. Mais octroyer plus de droits à certains ne doit pas se traduire en un affaiblissement des droits des autres !

Certes, les internautes doivent comprendre que les oeuvres proposées sur Internet ont une valeur, et par conséquent un prix. Mais les ayants droit doivent aussi comprendre que leurs droits patrimoniaux ne sont pas supérieurs aux libertés fondamentales.

Actuellement, tous les ingrédients sont réunis pour que le piratage continue: les prix des biens sont élevés, les revenus diminuent, et le prix des technologies est bas. Des sanctions plus sévères ou plus certaines ne peuvent pas résoudre le problème du piratage qui reste un problème global de prix, un signe de l’échec du marché. Il ne faut pas oublier aussi que les copies illégales de produits sont quasiment le seul moyen pour les personnes des pays émergents d’accéder aux logiciels, à la musique ou aux films. Dans ces pays, il n’y a aucune distribution légale de ces produits en dehors des capitales, ce qui pousse les gens à obtenir des copies illégales. (Source: FFII)

SOPA visait et menaçait directement Internet, l’ACTA a un champ d’application international dès le début, et touche un nombre conséquent de domaines, mettant la protection de la propriété intellectuelle sur un piédestal. L’ACTA est pire que SOPA/PIPA. Pour les États-Unis, l’ACTA est juridiquement différent puisqu’il n’implique pas que le Congrès l’approuve pour être quand même adopté (alors que SOPA était un projet de loi américaine qui devait être adopté par le Parlement). La Cour Suprême n’aurait pas son mot dire. Le peuple américain n’a donc aucun moyen de pression à exercer sur ses élus au Congrès.

La Suisse et d’autres États sont plus chanceux et verront leurs Parlements respectifs se prononcer sur ce texte. C’est pourquoi il faut mobiliser les foules, saisir l’opinion publique et les médias, sensibiliser les citoyens et faire pression sur nos parlementaires pour qu’ils refusent ce texte !

  1. Commencez par signer cette pétition adressée au Parlement européen.

  2. Si vous êtes citoyens européens, écrivez à vos eurodéputés.

  3. Si vous êtes citoyens suisses, écrivez à vos élus.

Et surtout, parlez-en autour de vous, l’ACTA nous concerne tous ! Relayez cet article et ceux que vous trouverez en tapant “ACTA” dans Google ! Et le jour venu, tous à Berne pour manifester devant le Palais fédéral !

PS: Diantre. C’est bien la première fois que j’emploie ce blog pour haranguer les foules et appeler publiquement au réveil populaire et à l’action. Je me sens tout chose.

PS bis: Il y a certains blogs qui parlent aussi de ce sujet brûlant, notamment Tengu’s Blog et Fred H, alors rendez-leur visite !