François Charlet

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Parents, vous ne voyez pas les dangers pour vos enfants

14/08/2015 11 Min. lecture Technologies François Charlet

[Article en deux parties : cliquez ici pour lire la première]

Grâce à Matomo, j’ai remarqué qu’un de mes articles avait été cité sur le forum bebe.ch. L’article en question date de 2013 et avait pour titre “Parents, réfléchissez avant de publier sur Internet des informations sur vos enfants”. La discussion des parents sur le forum autour de cet article m’a stupéfait, en particulier les arguments de ceux qui ne voient aucun problème à partager des photos de leur progéniture sur Internet.

J’ai sélectionné ci-dessous des déclarations de personnes qui ont réagi à la discussion initiée autour de mon article, et j’y donne ensuite mon point de vue. Certains diront que c’est de la paranoïa, que je vois le mal partout. C’est faux, ce n’est que de la prudence face à une forme d’inconscience générale.

L’un des aspects de mon travail est d’aider des victimes, parents comme enfants, qui se sont retrouvés dans des situations très compliquées à cause d’Internet et des informations et photos qu’ils avaient publiées. Ces victimes n’avaient aucune idée des dangers et conséquences de leurs actes qu’ils estimaient “banals” dans la société d’aujourd’hui. Ces situations déplorables auraient pu être évitées si les victimes avaient été un peu plus prudentes et conscientes des dangers.

“Je ne vois pas trop ce qu’on peut faire de mal avec des photos.”

“Je ne vois pas non plus le mal que quelqu’un peut faire avec ces photos si ce n’est peut-être une moquerie d’un copain.”

“[…] pour moi y a aucun soucis tant que les photos ne sont pas compromettantes ou autre.”

Précisément. Vous, parents, ne voyez pas ce qu’on peut faire de mal avec des photos, car vous ne le savez pas. Quand vous étiez enfants, quand j’étais enfant, le Web n’existait pas. Encore moins les réseaux sociaux. On prenait des photos de nous qu’on faisait développer sur papier argentique. On ne prenait pas 50 photos par jour (les films et le développement coûtaient cher), et surtout, ces photos étaient placées dans un album, qu’on gardait chez nous et qu’on ne montrait qu’à un cercle restreint de personnes. Lorsqu’on envoyait une ou des photos à quelqu’un, ce quelqu’un était en général un proche ou un membre de la famille, on savait qu’il n’allait pas en faire d’autres copies ou les partager plus loin. Il était donc matériellement impossible que la photo soit visible dans le monde entier.

La société a changé. Aujourd’hui, les enfants sont pris en photo tous les jours, par des membres de la famille, des proches ou des tiers. Ces photos sont numériques et peuvent être partagées en un clic, gratuitement, et dupliquées à l’infini, gratuitement et sans effort. Vous ni personne n’avez plus aucun contrôle sur les photos que vous prenez et partagez.

Vous ne savez pas ce que c’est que d’être pris en photo constamment étant enfant. Vous ne savez pas ce que c’est que de voir sa vie d’enfant partagée ainsi avec un nombre quasi illimité d’individus avant même que vous n’ayez suffisamment grandi pour vous en rendre compte. Vous ne savez pas quels sont les dégâts, la gêne que cela peut occasionner sur vos enfants. Que leur direz-vous lorsqu’ils seront adolescents et qu’ils vous demanderont pourquoi vous les avez exhibés de la sorte alors que s’ils en avaient le choix aujourd’hui, ils auraient préféré que vous vous en absteniez ?

Surtout, vous ne savez pas ce que c’est que de voir sa vie numérique construite par quelqu’un d’autre. Votre profil Facebook, Instagram, etc. c’est vous qui l’avez créé, alimenté. Vous avez choisi ce que vous vouliez montrer. Votre enfant, quand il se créera son compte, il aura déjà un passé numérique qu’il ne contrôle pas et qui n’est pas de son fait. Un passé dont il se serait peut-être passé…

J’ai appris récemment, dans le cadre de mon travail, une histoire effrayante, mais dont il faut tirer les leçons. Une femme a été harcelée et menacée afin qu’elle paie une somme d’argent représentant de très nombreux mois de salaire. Parce qu’elle résistait, les malfrats ont alors menacé sa fille. Comment ont-ils su que cette jeune femme était sa fille ? Comment ont-ils su où elle allait chaque matin ? Où elle prenait le train ? Le bus ? Quand elle rentrait ? Où elle mangeait à midi ? Grâce aux réseaux sociaux. Grâce aux photos et autres informations publiées volontairement par la mère sur Facebook et Instagram. Et ce, bien que les photos et informations n’aient été partagées qu’avec un cercle restreint de personnes, et que ces photos n’étaient pas “gênantes” ou montraient la fille dans des situations embarrassantes (nudité, bain, etc.).

Chers parents, ce n’est pas parce que vous ne VOYEZ pas ce qu’on peut faire de mal avec des photos de vos enfants qu’on ne PEUT rien faire de mal et qu’il n’y aura pas des individus malveillants qui chercheront à vous faire du mal, ainsi qu’à vos enfants. Si le seul danger que vous voyez pour vos enfants est une éventuelle moquerie d’un copain, c’est que vous n’avez aucune conscience des dangers d’Internet. Nous sommes exposés au monde entier à cause d’Internet, pas seulement à notre entourage proche comme vous et moi l’étions pendant notre enfance.

Internet, c’est la jungle.  Et nous n’avons pas le recul nécessaire pour comprendre les conséquences possibles de ce que nous y faisons.

“Comme les autres je ne vois pas le problème de mettre des photos normales (non dénudés etc) sur FB. Du moment que c’est son choix personnel.”

Quand votre enfant a un an, ou six ans, voire dix, vous lui demandez s’il est d’accord que vous publiiez une photo de lui ? Et si vous le faites, croyez-vous qu’il comprenne les implications ? Dès lors que vous semblez ne pas en avoir conscience, je doute que ce soit le “choix personnel” de votre enfant que de voir des photos de lui partagées avec des gens qu’il ne connait d’ailleurs certainement pas et qu’il n’a jamais vu.

“Perso, mon compte FB n’est pas visible de l’extérieur et mes photos ne sont pas partagées avec tous mes amis non plus.”

Votre compte est “privé”. C’est bien. Mais les albums photo le sont-ils aussi ? Ont-ils les bons paramètres de confidentialité ? Les photos sont-elles partagées avec vos amis uniquement, ou aussi les amis de vos amis ? Êtes-vous identifié sur la photo ? Et votre enfant ? Et avez-vous pensé au fait que si un ami commente, aime ou partage la photo sur son profil, le cercle de personnes ayant accès à la photo s’agrandit ? Et lorsque ce cercle s’agrandit une fois, il va grandir encore et encore…

Et avez-vous oublié qu’on peut faire une capture d’écran (screenshot) ?

Les paramètres de “confidentialité” sur Facebook sont un leurre. Seules les photos que vous êtes prêts à partager publiquement devraient être publiées sur Facebook et d’autres plateformes. Y compris lorsque vous limitez l’audience à certaines personnes.

Et encore…

“Dans la vie de tous les jours, dans les rue, mes enfants sortent à visage découvert.”

Oui, mais ils n’ont pas forcément une étiquette avec leur nom qui s’affiche. Ils ne sont pas “identifiables” hormis pour ceux qui les connaissent. Les tiers ne savent pas qui sont leurs parents, leurs amis, ce qu’ils aiment, ce qu’ils n’aiment pas, où ils vont en vacances, s’ils ont peur de quelque chose…

Sortir à visage découvert dans la rue n’a presque aucune conséquence. Certes, il y a des caméras de surveillance, des tiers prenant des photographies, etc. Mais personne ne vous remarque (ou presque), vous êtes un individu lambda. Aussitôt vu, aussitôt oublié. Et personne ne saura qui vous êtes, comment vous vous appelez, si vous avez des enfants, combien, etc.

Facebook le sait. Et n’oublie rien. Google, Instagram et tous les services sociaux que vous utilisez, c’est pareil. Facebook peut même vous identifier sur une photo alors qu’on ne voit pas votre visage. Internet n’oublie jamais. Toutes les données sont personnelles aujourd’hui et le seul endroit où l’on a peut-être encore un peu d’anonymat, c’est… dans la rue.

“Un hacker ne trouvera pas grand chose d’intéressant dans mon ordi ou mes mails. Cest pas monsieur et madame tout le monde qui les intéresse”

Faux ! Vous savez aussi bien que moi que c’est aux “faibles” qu’on s’attaque en premier. Par exemple, le démarchage à domicile ou téléphonique cible souvent les personnes âgées. Pourquoi ? Parce qu’elles sont en principe plus vulnérables et opposent plus difficilement un refus.

Les hackers s’attaquent aux gros poissons, car s’ils cherchent un gain, ils sont aussi parfois à la recherche d’un challenge. Mais les gros poissons sont bien protégés et ont les reins solides. (Souvenez-vous de l’affaire de la BCGE, à Genève.) En comparaison, vous avez moins d’argent, mais vous êtes plus faibles. Vous représentez une proie facile, mais moins intéressante financièrement. Mais si vous multipliez par dix ou cent les proies faciles, cela fait beaucoup d’argent pour peu d’effort.

Même ceux qui n’ont pas de connaissances particulières en informatique peuvent aussi être dangereux et exploiter des failles. (Nombre d’outils existent sur Internet pour s’introduire dans un ordinateur ou smartphone et voler des données. Même un enfant 8 ans pourrait le faire.)

Le phishing, par exemple. C’est destiné à tout le monde, vous comme Obama. La sextorsion aussi. Même votre ex pourrait vous en vouloir et décider de s’adonner au revenge porn.

Et le contenu de vos e-mails et de votre ordinateur est bien plus intéressant que vous ne le croyez. Savoir à qui vous écrivez, quoi, à quelle occasion, quels sites vous fréquentez, etc. est très intéressant si on cherche à vous escroquer ou à causer du tort à vos proches, ou à vous.

Tout le monde a quelque chose à cacher. On ne s’en rend pas compte tant que votre vie n’a pas été étalée sur la place publique.

Vos données ont beaucoup de valeur dans le dark web.

“Franchement faut être quand même sacrément tordu pour piquer des photos de gamins pour aller les trafiquer et compagnie…”

C’est certain.

Alors qu’il y a vingt ans, les “tordus” devaient s’employer et investir du temps pour arriver à leurs fins, aujourd’hui vous leur facilitez la tâche et vous leur donnez vous-même les informations qu’ils cherchent. Votre comportement fait des heureux !

“Ce n’est pas en postant 10-15 photos par an qu’on expose sa vie !”

En fait, si. Votre vie, c’est ce que vous faites, où vous êtes, avec qui, pourquoi, comment vous êtes habillé, où vous travaillez, où vous passez vos vacances… Ces informations peuvent tout à fait ressortir des 10-15 photos que vous publiez chaque année. Même si vous avez une vie très riche, elle peut être résumée en quelques informations qui permettent d’en savoir beaucoup sur vous une fois que ces informations sont croisées avec d’autres données récoltées ailleurs sur Internet.

“[…] si tu envoies aussi des images par whatsapp, c’est pareil (paraît-il).”

Effectivement. Mais le service est différent. WhatsApp est un service de messagerie avec possibilité de discuter en groupe. Facebook, c’est totalement différent et bien plus que ça.

Par ailleurs, si vous aviez raté l’info, WhatsApp a été racheté par Facebook en février 2014 pour 16 milliards de dollars. On s’attend à ce que les deux services n’en forment plus qu’un, à terme. Et au vu de la somme colossale dépensée, Facebook est très (très très) intéressé par la gigantesque base de données d’utilisateurs de WhatsApp.

Demain, utiliser WhatApp signifiera utiliser Facebook et fournir des données à ce dernier. Si ce n’est pas déjà le cas.

“Enfin voilà j’ai du mal avec cette exposition de l’enfant sur internet.”

Moi aussi. Non seulement, car cela crée un danger supplémentaire pour lui et sa famille, mais aussi, car les enfants n’ont plus le choix d’être ou pas sur un réseau social : ils y sont déjà à cause de leurs parents. Du point de vue du la liberté personnelle et de l’autodétermination informationnelle (un droit qui découle de la Constitution et de la CEDH), ce n’est pas normal.

L’art. 303 al. 3 CC permet aux parents d’éduquer religieusement leurs enfants jusqu’à l’âge de 16 ans, âge à partir duquel l’enfant est libre de se déterminer confessionnellement. S’il veut devenir athée ou changer de religion, il le peut.

Ce choix concernant l’identité numérique, il ne l’aura pas. Sans parler des autres situations à risque dans lesquelles ses parents l’auront mis.

Une identité sur Internet ne peut jamais être complètement effacée. Une fois que quelque chose est publié, même de manière supposément “privée”, on peut le récupérer. Le droit à l’oubli n’y changera probablement rien.

Il convient donc de faire preuve de prudence et de penser plus loin que son propre plaisir égoïste et narcissique, saupoudré d’une immense fierté et d’un bonheur inimaginable, à exhiber son enfant sur Internet avant qu’il soit en âge de prendre en main son propre destin digital.