L’iPad sauvera-t-il l’industrie des médias et va-t-il révolutionner notre quotidien ?
Introduction et retour sur les réactions de l’après Keynote
L’iPad a été annoncé le 27 janvier 2010 par Steve Jobs, patron emblématique et messianique d’Apple, lors d’une “Keynote” où journalistes et personnalités du monde des technologies ont été conviés. Aussitôt après la présentation, une pluie de critiques s’est abattue sur le futur produit d’Apple.
On lui a notamment reproché un manque cruel d’accessoires (pas de port USB, pas de VGA, aucune webcam, etc.) permettant par exemple d’y connecter un appareil photo. Puis, nous nous sommes attaqués à sa portabilité qui est moindre par rapport au Kindle d’Amazon, ce dernier pouvant a priori tenir dans une poche de pantalon. Après, la taille de l’iPad a été contestée, jugée trop petite pour un usage confortable et continu. Ailleurs, on blâme le fait que l’iPad ne ressemble pas à ce que “doit être un ordinateur” aujourd’hui. Partout, on condamne l’impossibilité de lancer et d’utiliser plusieurs applications en même temps (utilisation “multitâche” ou “multitasking”). Autre part, on a loué son attractivité (comme souvent avec les produits estampillés de la fameuse Pomme) et son aspect multi-usage.
Bref, les réactions sont nombreuses et variées. Pour le moment, elles semblent plus négatives que positives. L’une des causes principales est sans doute que les tablettes sont peu connues du grand public (les anciens modèles étaient onéreux, avaient des capacités limitées et une interface brouillonne). Pourtant, les tablettes sont un outil relativement répandu. Jusqu’à présent, nous les trouvions principalement dans les mains de personnes qui en avaient un usage professionnel, dans le milieu de la construction par exemple. L’iPad ne semblerait pas viser le même public que les tablettes actuelles, le premier se destinant plutôt à un usage personnel, à domicile, à l’école, en voyage… Les critiques de la presse sont-elles alors justifiées au vu d’une telle différence ?
Pourquoi un iPad ?
Apple a souvent révolutionné le marché. Par contre, elle ne l’a presque jamais fait du premier coup. La tentative de révolutionner les ordinateurs personnels avec le Lisa a été un échec cuisant pour Apple, en 1983. Par contre, cette révolution arrivera en 1984 avec le premier Macintosh. L’iPod premier du nom souffrait d’un manque crasse de fonctionnalités ainsi que de la compatibilité avec d’autres ordinateurs que les Mac, et l’iPhone a essuyé de nombreux revers, notamment quant à l’exclusivité initiale de l’opérateur AT&T.
L’arrivée de l’iPad ne sera sûrement pas différente (Apple a déjà tenté le coup en 1993 avec le Newton, produit avorté quelques temps plus tard par Steve Jobs). Les premiers acheteurs feront les frais d’un produit fini mais qui nécessite encore des améliorations (que suggéreront ces premiers acheteurs) afin que l’iPad arrive à maturité. L’approche d’Apple est donc d’explorer l’idée d’un produit et d’un marché futur dans lequel le produit pourra se fondre. Il y a initialement une sorte de prédiction de la façon dont le consommateur utilisera le produit en question d’ici trois à cinq ans. Vu comme cela, il paraît donc inévitable et logique que le produit soit incomplet et très critiqué au début. On se rappelle d’ailleurs la volée de bois vert qu’a récolté l’iPhone lors de sa première présentation. Et pourtant, le succès est là. Dire qu’Apple a (encore une fois) gagné son pari serait un euphémisme.
Chaque produit Apple a son propre marché, qui est le plus souvent un marché de niche. Le MacBook Pro se destine clairement à une utilisation professionnelle, pour du multimédia, pour des personnes averties et qui ont un réel besoin de puissance et d’un maximum de possibilités. De son côté, l’iPhone sert essentiellement à pouvoir rapidement consulter ses e-mails, vérifier sa position via le GPS, prendre occasionnellement une photo, contacter des amis pour prendre un verre, etc. L’iPad, pour sa part, trouvera une utilité particulière quand un professionnel va visiter un client, quand on doit prendre l’avion, quand on doit montrer ou lire du contenu, envoyer des e-mails, etc. Il faut se rendre à l’évidence : aucun produit d’Apple ou d’une autre firme ne peut à la fois servir de téléphone, lancer de grosses tâches, être portable, prendre des photos, etc. Il convient donc de choisir le produit qui correspond au besoin principal, ou d’utiliser ces trois produits conjointement pour ce pour quoi ils ont été conçus. Chacun est l’extension et le complément de l’autre, particulièrement s’ils se synchronisent entre eux.
Après avoir vu et revu la présentation de Steve Jobs, il ressort que l’iPad a été créé dans l’optique d’un usage quotidien. Ses fonctions sont faites et adaptées pour la grande majorité des activités qu’aura une personne moyenne. En comparaison, un MacBook Pro apparaît trop complexe et moins portable. Quant à l’iPhone, il se révèle trop limité notamment à cause des frontières de l’interaction entre l’humain et la machine. L’utilisateur moyen a besoin d’un outil simple qui fournit d’une façon confortable les fonctionnalités les plus importantes pour lui. C’est à ce besoin que l’iPad est censé répondre.
L’utilisateur moyen n’a pas besoin d’un outil qui fait tout ce qu’on peut imaginer. Il veut un outil qui lui permettent de réaliser facilement les 80% à 90% des tâches quotidiennes où il a besoin d’un outil électronique. Ces dernières sont entre autres l’écoute de musique (iTunes), la lecture (iBook Store), la navigation sur Internet (Safari), la consultation de sa messagerie électronique (Mail), la consultation et l’organisation de ses photos, la consultation, l’édition rapide ou la création de documents (iWork), etc. Tout cela, un netbook récent sait peut-être le faire, mais l’iPad propose une interface bien meilleure, plus simplifiée et plus intuitive qu’un netbook. D’autant que le prix d’entrée de l’iPad est assez semblable à celui d’un netbook. L’iPad pousse la simplicité à un autre niveau en proposant des forfaits de données lorsqu’on ne se trouve pas dans un périmètre Wi-Fi. Ceux-ci seraient dénués de contrat et semblent a priori très avantageux pour les personnes qui souhaitent voyager ou lire dans les bars ou hôtels, par exemple.
L’iPad se destine clairement aux mains des personnes qui veulent rejoindre la révolution Internet mais qui craignent sa complexité, notamment pour recevoir des photos, les stocker et les voir à nouveau. C’est donc bien un autre public que cible l’iPad. Ce dernier permet un accès instantané à tout ce que ces personnes ont besoin sans avoir à patienter deux minutes qu’un ordinateur démarre et soit pleinement fonctionnel. Quoi qu’on en dise, les ordinateurs “classiques” sont des sources de problèmes pour la majorité des gens et causent parfois d’abominables migraines aux experts. L’utilisateur moyen n’a pas besoin de savoir ce que signifie “désactiver le port 8080 du pare-feu”. Il se tourne alors vers les netbooks mais ceux-ci ont encore du chemin à parcourir avant de proposer quelque chose de transparent, notamment concernant la configuration. Le mieux est évidemment de faire en sorte que l’utilisateur ne se rende pas compte et ne sache même pas que le système d’exploitation du produit est en fonctionnement. Pour le moment, plein d’options manquent sur l’iPad mais le grand public, s’il est peut-être technophile, n’est pas geek. Apple a l’arrogance d’insister sur le fait qu’ils n’ajoutent pas à leurs produits ce dont on n’a pas besoin. Et souvent, force est de reconnaître qu’ils ont raison.
Ouvrons une brève parenthèse sur un autre potentiel de l’iPad. Il est probable que nous assistions à une explosion des possibilités d’apprentissage et d’enseignement efficaces grâce à lui. Beaucoup de personnes sont plutôt visuelles, d’autres, auditives. L’iPad permet de conjuguer ces deux approches. De plus, certaines informations ne peuvent souvent pas être simplement communiquées par écrit. Dès lors, il semble évident que l’iPad amènera avec lui la création de contenus totalement inédits, comme ce journal sportif.
Un impact économique ?
L’arrivée de l’iPad va nécessiter, à tout le moins esquisser, un changement de modèle économique ainsi qu’un changement de stratégie économique pour la publication des livres (le changement pour les magazines et journaux s’opère – ou plutôt, patauge – depuis quelques temps déjà). En effet, la vente en ligne et la consultation virtuelle vont impliquer des besoins minimaux en manufacture et la possibilité de vendre instantanément un livre ou magazine électronique aux possesseurs d’iPad et d’ordinateurs (ainsi qu’aux concurrents de l’iPad), c’est-à-dire à des centaines de millions de personnes. Apple va forcer l’industrie à changer de modèle économique comme elle l’a fait avec l’industrie de la musique qui ne parvenait pas à faire de l’argent au moyen d’Internet. A nouveau, Apple montre la direction à suivre : de la simplicité à prix réduit. Tout le monde en bénéficiera, même si tout le monde n’achète pas d’iPad. Un effet secondaire, en quelque sorte.
L’iPad, comme tous les produits Apple, est relativement cher. En comparaison, un livre numérique ne coûtera pratiquement rien à son éditeur : aucune manufacture, aucun frais de livraison, pas d’inventaire ou de stock à tenir, pas d’intermédiaires ou de revendeurs ou de distributeurs (à part Apple). Autrement dit, hormis les coûts liés au stockage sur des serveurs, au personnel, etc. le retour sur investissement serait potentiellement ahurissant. Toutefois, il est fort probable qu’avec ce système, seules les grandes firmes de “newspapers” se feront suffisamment d’argent pour supporter les coûts d’une équipe de journalistes professionnels à plein temps.
Quant à la problématique de la propriété intellectuelle, la solution d’Apple serait peut-être une solution viable pour faire diminuer le nombre d’œuvres piratées sur Internet. Les données seraient sûrement protégées par des DRM (Digital Rights Management, ou gestion des droits numériques). Avec son système, Apple a notamment la possibilité de bloquer des applications, de définir un format pour le contenu. Le contrôle d’Apple se rapprocherait d’une hégémonie tyrannique. La question se posera alors : qui, de l’acheteur ou d’Apple, possèdera réellement l’iPad ? Après plusieurs mises à niveau du matériel, quid de l’usage futur du format de publication (certainement encrypté) qu’Apple prépare ? Puisque nous y sommes, qu’en sera-t-il de la protection de nos donnés ? Tant de questions auxquelles personne n’a de réponse. Quoi qu’il en soit, pour les entreprises de média actuelles, il vaut mieux un marché contrôlé par Apple que pas de marché du tout.
L’iPad pourrait aussi, à terme, cannibaliser les ventes de Macs. Vu l’emplacement de l’iPad au sein de la gamme de produit Apple (entre le Macbook Pro et l’iPhone), on ne peut s’empêcher de se demander si l’objectif d’Apple ne serait pas de remplacer ses laptops par l’iPad. En effet, après plusieurs évolutions de l’iPad, qui aura encore besoin des deux outils ? Un seul devrait suffire. Le marché est beaucoup plus petit que ce que l’on croit, et l’iPad est pour l’heure confiné dans un marché bien plus petit que celui de l’iPhone. Le plus probable cependant est que l’iPad grignote le marché des netbooks.
En sortant son iPad, Apple semble marcher sur les plates-bandes d’Amazon et son Kindle. Pourtant, la situation est moins compliquée qu’on le croit. Le Kindle coûte actuellement 260$ environ. Il dispose d’un bon hardware, d’un excellent contenu dont le téléchargement est simple, et d’une excellente autonomie grâce à la technologie d’encre électronique (E ink) qui fournit une qualité visuelle proche de celle du papier (en niveaux de gris, sans couleurs). Le réel atout du Kindle est donc son hardware. Pour l’heure, l’iPad n’est pas un “Kindle killer”. Tout le monde n’a pas l’habitude de lire de longs textes à l’écran et cela fatigue vite les yeux du profane. Le Kindle est donc par essence destiné à de longues et intenses lectures de romans. Toutefois, cet argument est personnel. L’iPad serait-il donc meilleur pour tout le reste ? Il est indubitablement pensé pour la lecture de journaux et magazines et attirera beaucoup d’éditeurs car il permet d’afficher de la publicité et de créer du contenu (plutôt que de le formater et l’adapter). La publicité, conjuguée au contenu que les consommateurs achèteront, permettra peut-être de baisser les prix du contenu, les consommateurs se montrant encore frileux à acheter du virtuel sur Internet. L’iPad est certes plus glamour qu’un Kindle, mais ce dernier est sans doute plus agréable pour les yeux en cas d’utilisation prolongée. Et puis, comparer le Kindle à l’iPad fait une publicité gratuite absolument gigantesque à Amazon, qui devrait s’en réjouir et en profiter pour améliorer son produit.
Conclusion
Il est certain que les tablettes ne vont pas sauver les compagnies de média qui sont en plein naufrage. Du moins, elles ne sauveront pas les plus faibles mais donneront un coup de boost évident aux plus fortes. L’iPad permettra certainement un téléchargement facilité pour les livres, journaux et magazines, et de façon aussi populaire qu’avec la musique, grâce à son grand écran couleur et à son intégration avec les magasins en ligne d’Apple. Malgré cela, même si les tablettes comme l’iPad nous amènent probablement vers un futur où tout sera “livré” de façon numérique, un simple gadget ne suffira pas pour ressusciter les compagnies en train de mourir…
Cet article est paru sur Cuk.ch et dans le journal du centre informatique de l’université de Lausanne, n° 29 d’avril 2010.