A quoi sert la Constitution sans les médias ?
[Petit ajout du 6 janvier 2013 : apparemment je ne suis pas le seul à m’inquiéter. D’ailleurs, un blog a publié un article un jour avant le mien et suit un raisonnement similaire.]
Les autorités chinoises ont approuvé cette semaine une législation interdisant l’anonymat et l’usage de pseudonymes lors de la conclusion d’un contrat de service Internet avec un FAI et/ou de téléphonie (fixe et mobile). Le but de cette décision, issue du Comité permanent du Congrès national populaire, vise à “protéger la sécurité des données personnelles, à établir une politique d’identification sur le réseau, à clarifier les devoirs des fournisseurs de service et à fournir au gouvernement des moyens nécessaires à la surveillance”, selon Wu Bangguo.
Selon la décision, “les fournisseurs de service auront l’obligation de demander à leurs usagers de fournir une pièce d’identité valable lorsqu’ils concluent un contrat de service qui leur permet d’avoir accès à Internet, à une ligne fixe ou mobile de téléphone ou à la possibilité de publier des informations en ligne de manière publique”. S’il n’est pas nouveau que les opérateurs chinois procèdent à l’identification de leurs usagers, ils y sont désormais légalement contraints.
Les fournisseurs de service auront aussi l’obligation “d’interrompre toute transmission illégale d’informations dès qu’elle est identifiée comme telle et de prendre les mesures adéquates, notamment en supprimant l’information après l’avoir sauvegardée et transmise aux autorités compétentes”.
La décision impose donc l’identification des personnes qui publient des messages ou articles sur Internet. La possibilité de manifester sa désapprobation en Chine de manière anonyme sur Internet va disparaitre, ce qui augmentera potentiellement le pouvoir de censure et de contrôle de l’information par l’État, diminuant d’autant la liberté d’expression.
Dans le même genre d’idée, le Sénat américain a décidé – après que la Chambre des Représentants en eut fait de même – cette semaine de prolonger la validité de la loi modifiant celle appelée “FISA” (Foreign Intelligence Surveillance Act). Cette dernière avait été adoptée sous Jimmy Carter en 1978 et autorisait l’État américain à mettre en place des procédures de surveillance physique et électronique des citoyens qui ont des contacts avec des citoyens étrangers, notamment si l’on suspecte des activités terroristes. Cette loi a été modifiée par le Patriot Act en 2001, puis en 2008 avec une échéance au 31 décembre 2012. Cette échéance a été reportée de cinq ans. L’État américain aura donc pour plusieurs années encore le droit d’autoriser une surveillance électronique d’une durée d’une année sans passer par un tribunal (50 USC Chapitre 36 § 1802).
Plusieurs propositions d’amendements à cette loi ont été rejetées avant qu’elle soit reconduite. On y trouvait notamment une obligation pour la NSA (National Security Agency) de divulguer le nombre d’Américains qui sont sous surveillance et la volonté de réaffirmer la protection par le Quatrième Amendement de toutes les communications électroniques. Ce rejet n’a été que stratégique – on peut se demander si les propositions d’amendements ont au moins été étudiées. En effet, la Chambre des Représentants avait déjà voté en septembre pour une reconduction de la loi sans amendement, tout en en formulant quelques-uns à l’attention du Sénat. Si ce dernier était entré en matière sur ces amendements, cela aurait forcé les deux chambres à entrer en discussion. Pendant ce temps, la loi FISA aurait sans doute expiré.
Il reste encore une étape : Obama doit signer cette prolongation avant le 31 décembre pour que le vote soit effectif et la loi devienne officiellement une loi fédérale.
Tout ça pour dire
Les deux nouvelles ci-dessus m’ont conduit à un constat inquiétant concernant les médias américains mais que je vais généraliser de manière outrancière à tous les médias, et je m’en excuse d’avance, l’humeur n’est pas à la distinction fine.
J’ai épluché les médias américains ces derniers jours ainsi que les traductions des médias chinois. Si ces derniers ont relayé le vote de la décision chinoise, la critique n’était pas vraiment de mise – ce qui n’est qu’à moitié étonnant. Par contre, la presse américaine a pratiquement passé sous silence le vote sur la prolongation de la loi FISA. Alors que la semaine passée, l’Amérique entière, que dis-je, le monde entier s’est ému des conditions générales d’Instagram. À croire que les citoyens sont plus inquiets de la violation de leur sphère privée et de la protection des données par des sociétés privées que par l’État. Pour exemple, la nouvelle phare cette semaine en matière de violation de la sphère privée est celle de la soeur de Mark Zuckerberg, pas le vote sur la loi FISA. Symptomatique, n’est-ce pas ?
Les citoyens ne sont pas entièrement responsables, bien au contraire. Là où les CGU d’Instagram ou de Facebook affectent visiblement leurs usagers (bien qu’ils ne le voient pas), la surveillance de l’État est invisible. Il existe une probabilité que ce qui se trouve sur ces réseaux sociaux ait un impact sur leurs usagers et ces derniers arrivent à imaginer et comprendre le danger de cet impact. À l’inverse, il semble que beaucoup de personnes n’arrivent pas à concevoir que des agences gouvernementales écoutent et surveillent leurs conversations et communications. Il est néanmoins raisonnable de penser que l’agence en question ne va pas aller divulguer à une épouse les échanges que son mari a eus avec sa maitresse, alors que la probabilité que l’épouse découvre le compte Facebook utilisé pour l’adultère est bien plus grande. Et dans ce sens, on peut penser que les gens ont raison de plus se préoccuper de Facebook que de FISA.
Cependant, cette explication n’est pas suffisante. Je me suis demandé pourquoi ce silence assourdissant sur la loi FISA de la part des médias américains. On peut en effet s’attendre à de vives réactions lorsque l’Etat interprète à sa convenance les textes fondamentaux que sont la Constitution et, aux États-Unis, ses multiples Amendements. Qui plus est avec l’approbation du Parlement. Mais non, pas ici, pas cette fois.
Plutôt que de remplir leur rôle de quatrième pouvoir (selon Tocqueville, en 1833), ici les médias ont répondu à la demande de leur marché respectif. Si un média couvre un sujet particulier, ce n’est plus dans le but d’éveiller le sain scepticisme du public vis-à-vis de l’État, mais parce que ses lecteurs y ont un intérêt spécifique. Les médias mettent de la distance entre les violations par l’État des droits de ses citoyens et ceux-ci. Ce qui a pour effet (pour n’en citer qu’un) de permettre à l’État d’outrepasser ses compétences constitutionnelles. Certes, la conséquence de ces violations n’est pas vraiment palpable, mais il reste inquiétant de voir que l’Etat peut faire ce qu’il veut sans contrôle du citoyen dûment informé.
Alors, à quoi sert la Constitution sans les médias ?