François Charlet

Actualités, opinions et analyses juridiques et technologiques internationales et suisses

Après ACTA, voici TPBO

21/08/2012 10 Min. lecture Droit François Charlet

Avertissement : cet article a été rédigé en se basant sur les documents préparatoires rendus publics, sur des documents de travail et sur des propositions de traité faites par les États parties aux négociations. Cet article reflète l’avis de l’auteur au moment où il a été écrit.

Introduction

ACTA est mort, du moins en Europe et certainement aussi en Suisse ; il est toutefois possible qu’il entre en vigueur dans d’autres pays signataires. Désormais, un autre traité international est en cours d’élaboration : le Traité sur la protection des organismes de radiodiffusion (dont l’équivalent anglais est “Treaty on the Protection of Broadcasting Organizations”, que j’abrège TPBO mais qui est aussi appelé “Broadcasting Treaty”).

Le TPBO est préparé depuis plusieurs années par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), l’institution spécialisée des Nations Unies pour la propriété intellectuelle. Le projet de traité en anglais sous forme de document de travail peut être téléchargé à cette adresse (c’est à ce document que je ferai référence dans cet article). Le but affirmé par le préambule de ce traité est de “développer et d’assurer la protection des droits des organismes de radiodiffusion d’une manière aussi efficace et uniforme que possible”, “d’instituer de nouvelles règles internationales”, “de maintenir un équilibre entre les droits des organismes de radiodiffusion et l’intérêt public général”. De manière générale, son objectif consiste à “instaurer un système international de protection des organismes de radiodiffusion sans compromettre les droits des titulaires du droit d’auteur ou de droits connexes sur les œuvres et autres contenus protégés portés par les signaux de radiodiffusion”. L’OMPI espère pouvoir faire signer ce traité au plus tard en 2014.

Le projet de TPBO vise à protéger les signaux de radiodiffusion en tant que tels, et non pas leur contenu, ce que confirment l’art. 1 al. 2 et l’art. 6 al. 1 TPBO.

La protection prévue par le présent traité laisse intacte et n’affecte en aucune façon la protection du droit d’auteur ou des droits connexes sur les contenus des signaux de radiodiffusion. En conséquence, aucune disposition du présent traité ne pourra être interprétée comme portant atteinte à cette protection.

La protection prévue par le présent traité ne s’étend qu’aux signaux de radiodiffusion utilisés par un organisme de radiodiffusion et non aux œuvres ou autres objets protégés qui sont portés par ces signaux.

Quelques définitions

La première question se pose quant à la définition du terme signal de radiodiffusion. Selon l’art. 5 TPBO, un signal consiste en

tout vecteur d’informations, de données ou d’autres contenus, produit électroniquement et composé de sons, d’images, ou de sons et d’images, ou de représentations de ceux-ci, cryptés ou non.

Cette définition est volontairement large afin d’englober tous les signaux servant à la transmission de programmes, émissions, etc. au moyen d’un procédé de télécommunication (ondes hertziennes et fibre optique, notamment). Cela permet d’intégrer Internet en plus des moyens classiques de radiodiffusion ; cela n’a rien de choquant au vu des changements techniques et sociaux survenus ces dernières années concernant la consommation d’émissions ou de programmes radiodiffusés. De plus en plus, les lois et traités adoptent des termes neutres technologiquement afin de ne pas se voir dépassé trop rapidement par l’évolution technologique.

De son côté, la loi fédérale sur la radio et la télévision ne définit pas le terme signal, mais la transmission au moyen de techniques de télécommunication (art. 2 lettre f LRTV) ; c’est une notion qui semble a priori au moins aussi large que celle de signal dans le TPBO.

Pour sa part, et selon l’art. 5 TPBO, l’organisme de radiodiffusion est

la personne morale qui prend l’initiative de la préparation, du montage et de la programmation du contenu sur autorisation des titulaires de droits, le cas échéant, et qui assume la responsabilité juridique et éditoriale de la communication au public de tout ce qui est inclus dans son signal de radiodiffusion.

En droit suisse, la notion correspondante est le diffuseur (art. 2 lettre d LRTV). Bien que le TPBO soit plus complet dans la qualification juridique de l’organisme de diffusion, il ne faut pas y voir une lacune du droit suisse concernant le diffuseur. En droit suisse, les notions supplémentaires du TPBO sont contenues dans la loi fédérale sur le droit d’auteur et les droits voisins (LDA). La définition du TPBO semble suffisamment vague et large pour englober aussi des intermédiaires sur Internet (comme un hébergeur).

Régime légal en droit d’auteur applicable aux organismes de diffusion

Au niveau international, l’art. 13 de la Convention de Rome de 1961 (ou Convention internationale sur la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion) octroie aux organismes de radiodiffusion le droit d’autoriser ou d’interdire

  1. la réémission de leurs émissions ;
  2. la fixation sur un support matériel de leurs émissions ;
  3. la reproduction des fixations, faites sans leur consentement, de leurs émissions ;
  4. la reproduction des fixations, faites en vertu des dispositions de l’article 15, de leurs émissions et reproduites à des fins autres que celles visées par lesdites dispositions ;
  5. la communication au public de leurs émissions de télévision, lorsqu’elle est faite dans des lieux accessibles au public moyennant paiement d’un droit d’entrée […].

En Suisse, la LDA (art. 37) confère aux organismes de diffusion le droit exclusif de

  1. retransmettre son émission ;
  2. faire voir ou entendre son émission ;
  3. fixer son émission sur des phonogrammes, vidéogrammes ou autres supports de données et de reproduire de tels enregistrements ;
  4. proposer au public, d’aliéner ou, de quelque autre manière, de mettre en circulation les exemplaires de son émission ;
  5. de mettre à disposition son émission, par quelque moyen que ce soit, de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement.

Ces droits ne sont pas constitutifs de droits d’auteur, mais seulement de droits voisins.

Il ne faut pas cependant interpréter cette disposition comme la création d’un monopole sur le contenu d’un interview ou d’une retransmission sportive (François Dessemontet, La propriété intellectuelle, CEDIDAC, 2000, Lausanne). De plus, il ne faut pas perdre de vue que le droit de diffuser l’œuvre par la radio, la télévision ou des moyens analogues, soit par voie hertzienne, soit par câble ou autres conducteurs n’appartient qu’à l’auteur de l’œuvre (art. 10 al. 2 let. d LDA, art. 11 de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques). De plus, toute émission radio ou tout programme de télévision ne constitue par forcément une œuvre protégée : il faut pour cela qu’elle témoigne d’une certaine individualité (art. 2 al. 1 LDA ; ce que n’exige pas l’art. 37 LDA).

Ce que vise le TPBO

Le TPBO cherche à rajouter une couche de droit d’auteur supplémentaire à la protection qui existe déjà. En effet, le contenu des émissions et programmes diffusés par les organismes de diffusion est en principe protégé par le droit d’auteur. Par contre, le signal ne l’est pas. Considéré autrement, en plus de la protection existante pour le fond, le TPBO voudrait protéger la forme.

Depuis bientôt dix ans, les organismes de diffusion veulent bénéficier d’une protection juridique contre la contrefaçon et le piratage de leurs signaux. Le TPBO octroierait aux organismes une protection légale sur leur signal pour une certaine durée (le projet de traité propose trois solutions : 20 ans au moins, chaque État partie choisit une durée, ou ne rien spécifier dans le traité). Ainsi, cette protection de l’organisme s’ajouterait à celle de l’auteur et elles agiraient en parallèle.

À ce stade, dans le cas où un organisme diffuse une œuvre dont il n’est pas l’auteur, la première critique qui me vient à l’esprit est la suivante : comment et pourquoi devrait-on protéger un organisme qui n’a joué aucun rôle dans la création de l’œuvre ? Et même s’il est l’auteur de l’œuvre diffusée, la protection de cette dernière n’est-elle pas suffisante ?

Ensuite, comme on parle de protection du signal (autrement dit, de la forme de communication de l’œuvre), on tombe dans les mesures techniques de protection, connues sous le nom de DRM. Le traité prévoit ces mesures à son art. 12.

À mon avis, le fait de permettre aux organismes de diffusion d’appliquer ces mesures directement sur leur signal en plus de la protection déjà existante pour l’œuvre ne ferait que compliquer les choses pour les consommateurs et les auteurs (pour autant qu’on puisse affirmer qu’elles soient simples aujourd’hui).

Ensuite, ces DRM pourraient poser problème avec la réception du signal : en effet, l’organisme de diffusion pourrait décider unilatéralement que seuls certains types d’appareils sont “agréés” pour son signal, empêchant à d’autres appareils de recevoir le programme ou l’émission. On pourrait y voir un moyen de contourner la concurrence si l’organisme de diffusion s’associe avec des constructeurs d’appareils de réception.

En outre, le danger existe de voir la responsabilité les intermédiaires sur Internet augmenter significativement dans le cas où ils permettraient de (re)transmettre des signaux protégés (à l’origine en tout cas).

Enfin, je me demande dans quelle mesure ces DRM pourraient effectivement protéger le signal en lui-même sans porter atteinte aux droits des consommateurs et citoyens, en particulier les internautes. Je ne pense pas aller trop loin en estimant que toutes ces mesures seraient susceptibles de porter atteinte à la liberté d’expression puisque ce traité aura très certainement des conséquences sur Internet et la distribution de l’information sur le réseau. L’utilisation d’une terminologie technologiquement neutre n’y est pas pour rien…

À mon avis, ce traité n’est qu’un prétexte pour commencer l’adaptation de dispositions internationales en droit d’auteur à ce bouleversement nommé Internet. Si le problème pour les organismes de diffusion est le “piratage” de leur signal, n’est-il pas plus judicieux d’agir légalement au niveau du signal en lui-même plutôt que d’empoigner le problème au moyen du droit d’auteur ?

Implications pour la licence libre et le domaine public

Plusieurs personnes m’ont fait parvenir un article qui affirme que ce traité nuirait aux œuvres publiées sous licences libres ou dans le domaine public. C’est un avis que je ne partage qu’à moitié, car je n’ai pas la prétention d’avoir saisi tous les enjeux et toutes les implications du traité – un peu de retenue s’impose.

Le traité ne ferait qu’ajouter une protection supplémentaire à la diffusion d’une œuvre, pas à l’œuvre en elle-même. Ainsi, une œuvre publiée sous licence libre ou issue du domaine public le resterait même si elle a été diffusée. Toutefois, l’organisme de diffusion dont est issu le signal aurait des droits exclusifs sur ce dernier, et toute personne souhaitant obtenir l’œuvre auprès de cet organisme ne pourra le faire que s’il accepte les droits et mesures de protection sur le signal. En dehors d’une utilisation à des fins privées puisque celle-ci est réservée par le traité, pour utiliser l’œuvre que vous auriez enregistrée à partir du signal émis par l’organisme de diffusion, quelle que soit la licence de base, il faudrait obtenir l’accord de l’organisme de diffusion en plus de celui de l’auteur (le cas échéant).

De là à affirmer que ce traité porte atteinte aux œuvres sous licence libre ou dans le domaine public, il n’y a qu’un pas que je ne veux pas franchir pour le moment. S’il est certain que ce traité confère des droits inappropriés et excessifs aux organismes de diffusion alors qu’ils n’ont pas nécessairement pris part à la création de l’œuvre, il ne remet pas en cause le système de la licence libre ou de l’œuvre tombée dans le domaine public.

Cela étant, comme la protection légale de l’organisme de diffusion est séparée de celle de l’œuvre (bien qu’elles s’appliquent en parallèle), la protection légale de l’organisme pourrait rendre inapplicable celle de l’œuvre. Dans le cas où l’œuvre serait publiée sous licence libre ou sous Creative Commons, la protection de l’organisme de diffusion qui diffuserait l’œuvre supplanterait celle de l’œuvre. Ainsi, la seule licence applicable serait celle que l’organisme de diffusion accepte de vous fournir. Cet exemple est toutefois très théorique, mais il serait en principe possible, à mon avis.

Pour conclure, je pense que nous sommes en présence d’un nouveau traité international qui risque de causer certains dégâts, à Internet et à la liberté d’expression en particulier s’il venait à être adopté, contrairement à ce que dit son préambule (“maintenir un équilibre entre les droits des organismes de radiodiffusion et l’intérêt public général”).  Venant d’une entité des Nations Unies et non pas d’une coalition d’États comme c’était le cas pour ACTA, on peut vraiment s’en inquiéter.