Les brevets prolifèrent, et le consommateur dans tout ça ?
Le récent jugement prononcé en faveur d’Apple et qui condamne Samsung à payer plus d’un milliard de dollars au premier ressemble à un jugement protectionniste. Cependant, cette impression dessert le travail des jurés qui ont délibéré pendant près de vingt-quatre heures afin de décider si, oui ou non, violation d’un brevet il y avait.
La vraie question que pose ce procès est pourtant plus profonde et plus problématique que cela. Les jurés ne pouvaient pas y répondre, ce n’était pas leur boulot ce jour-là. Non, la vraie question est de se demander s’il était judicieux de délivrer des brevets à Apple sur toutes ses “innovations”.
Mais rendons à Steve Jobs ce qui lui appartient. On ne peut nier que l’arrivée de l’iPhone en 2007 a bouleversé l’industrie du smartphone, qui a du coup pris un certain retard sur Apple. Le succès de ce dernier faisant envie, ses concurrents se mettent alors à imiter l’iPhone : du grand écran tactile aux applications, en passant par des gestes à exécuter sur l’écran pour zoomer ou tourner des objets, tout y passe, ou presque. Dès qu’un concurrent s’approche un peu trop d’un de ses protégés, Apple montre les dents puis sort les griffes, ou plutôt montre les brevets puis sort les avocats.
Mais faisons d’abord un rappel sur la notion de brevet.
Le brevet dans l’idéal et le droit
Le brevet garantit à son détenteur la protection de l’invention. La durée de la protection est limitée dans le temps (en général, la protection dure 20 ans ; art. 14 LBI).
Le brevet confère un droit exclusif sur une invention (art. 8 LBI), qui est un produit ou un procédé offrant, en principe, une nouvelle manière de faire quelque chose ou apportant une nouvelle solution technique à un problème. Ainsi, le brevet a un lien très fort avec le droit de la concurrence : les lois traitant des brevets visent à interdire l’imitation voire la copie de produits brevetés, ce qui tend à compléter le droit de la concurrence et à stabiliser le marché ; de son côté, le droit de la concurrence aura aussi pour but d’empêcher que le détenteur d’un brevet n’abuse de son droit.
Si les abus sont fréquents en droit des brevets, le but de ces derniers est pourtant plus noble. En délivrant un brevet, l’État accorde donc une protection et un droit exclusif sur l’invention. En contrepartie, le détenteur du brevet a l’obligation de divulguer publiquement des informations sur son invention. Cela permet d’apporter de l’eau au moulin de la connaissance technique mondiale et d’encourager la créativité et l’innovation.
Pour pouvoir être brevetée, une invention doit remplir certaines conditions (art. 1, art. 2, art. 7 LBI). Tout d’abord, la loi ne doit pas interdire la brevetabilité de l’invention en question. Ensuite, l’invention doit avoir une utilité pratique, comporter un élément de nouveauté – autrement dit une caractéristique nouvelle qui ne fait pas partie de l’état de la technique. Enfin, l’invention nécessite qu’une activité inventive ait été déployée, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas être évidente pour une personne ayant une connaissance moyenne du domaine technique en question.
Le brevet en pratique (surtout aux États-Unis)
Maintenant que le cadre légal est posé, regardons les faits : les brevets prolifèrent. Pour un oui ou pour un non, une demande de brevet est déposée, et souvent elle est accordée, même si l’invention ne remplit pas toutes les conditions légales (voir l’Université d’Oklahoma qui a breveté et licencié un nouveau type de steak). La tendance est très marquée aux Etats-Unis, à croire que les politiciens eux-mêmes aient enjoint au Patent Office d’être moins regardant sur les conditions de brevetabilité afin d’accroitre (artificiellement) l’avantage concurrentiel des entreprises américaines et, par ce biais, les rentrées d’argent.
Pourtant certaines réformes et mises au point sont nécessaires :
1. - Le procès Apple vs Samsung l’a montré, il serait judicieux que les États se dotent de tribunaux spécialisés dans lesquels siégeraient des juges spécifiquement formés à trancher de telles affaires. En effet, à mon avis, on ne peut pas laisser à un jury populaire – comme aux États-Unis – le soin de trancher ce genre de problématique.
2. - Les entités agréées qui traitent les demandes de brevets devraient être plus strictes quant aux critères d’admissibilité d’un brevet, et vérifier que l’invention est bel et bien nouvelle et non évidente.
3. - Last but not least, les tribunaux ne devraient pas avoir la possibilité d’interdire la vente d’un produit sur un territoire. Cela favorise des situations de potentiel monopole et réduit le choix des consommateurs. Les tribunaux ne devraient se cantonner qu’à des amendes et/ou dommages et intérêts à l’encontre du copieur/imitateur.
Ces quelques propositions pourraient peut-être aider à résoudre certaines situations qui font plus de mal au consommateur qu’à la personne dont le brevet a été violé. Breveter à tout va comme le fait Apple, Samsung, Google, Motorola, Microsoft & Co. a essentiellement deux conséquences directes sur le consommateur : cela empêche des sociétés d’innover en développant quelque chose par-dessus une technologie existante (et brevetée) qu’il leur serait nécessaire d’implanter dans leur produit, et cela pousse les sociétés qui brevettent à se battre au tribunal plutôt que sur le marché.
Le procès Apple vs Samsung est encore éloquent à ce sujet. Apple veut rendre ses produits magiques. À mon avis, il y arrive, notamment grâce à la finition de ses produits et grâce au design. Mais cette magie doit avoir des limites et elle ne se trouve certainement pas dans les angles arrondis d’un produit – le brevet sur cette “innovation” est absolument ridicule et montre bien dans quelle absurdité le système américain des brevets est en train de sombrer.
Il est grand temps que le droit des brevets revienne à ses fondements et reprenne le rôle pour lequel il a été créé : récompenser l’innovation et les nouvelles technologies. Il ne doit pas permettre à des personnes de s’arroger la propriété de choses qui ne devraient être détenues par personne.
Car dans cet imbroglio, c’est au consommateur que revient le rôle de grand perdant.