François Charlet

Actualités, opinions et analyses juridiques et technologiques internationales et suisses

Licence globale : fausse bonne idée ?

11/06/2012 10 Min. lecture Opinions François Charlet

Partout, les défenseurs d’un Internet libre et de la culture gratuite (ou offerte à un prix raisonnable) ne jurent que par l’instauration d’une licence globale. Et je n’exagère qu’à peine. Essayons donc d’y voir plus clair dans cette proposition qui fait son chemin, mais qui semble aussi se trouver confrontée à de sérieux écueils.

Définition

Selon Wikipédia,

la licence globale est une proposition française visant à légaliser les échanges non-commerciaux de contenus audiovisuels (hors logiciels) à travers Internet, en contrepartie d’une rétribution forfaitaire redistribuée aux ayants droit, proportionnellement à la densité de téléchargement que leurs œuvres ont suscité.

Cette contribution forfaitaire s’apparenterait à la redevance sur la télévision et la radio que la Suisse connait depuis de longues années et que la société Billag se charge de récolter. Ainsi, les internautes seraient autorisés à télécharger légalement des contenus culturels soumis au droit d’auteur par le biais d’une somme forfaitaire prélevée sur la facture du fournisseur d’accès à Internet.

La licence est un contrat au moyen duquel le titulaire des droits autorise un tiers à utiliser l’œuvre dans les conditions du contrat. (Voir à ce sujet un précédent article sur les Creative Commons et le droit suisse.) Le terme “globale” signifie ici que tous les actes de téléchargement et de mise à disposition des œuvres à des fins non commerciales sont couverts.

Différents types de licence globale

Wikipedia recense trois modes d’application de la licence globale :

1. - La licence globale « universelle » consiste à prélever la rétribution sur la facture de l’abonnement internet de tous les accès haut débit, telle une taxe, autorisant en contrepartie tous les internautes ayant accès au haut débit à télécharger. Bien qu’elle soit très simple à appliquer et permette de collecter des fonds très importants même avec une faible rétribution, elle taxe cependant les abonnés ne téléchargeant pas.

2. - La licence globale optionnelle consiste à faire payer la rétribution uniquement aux internautes souhaitant télécharger. Cette option, nécessite cependant le maintien des mesures juridiques contre les téléchargeurs ne payant pas la rétribution.

3. - La licence globale « à paliers » consiste à fixer une grille tarifaire de la rétribution, liée au volume de téléchargements de chaque abonné. Un abonné ne téléchargeant pas ne payerait alors rien, alors qu’un gros téléchargeur payerait plus qu’un téléchargeur occasionnel. On peut espérer que les fournisseurs d’accès à internet intègrent la valeur de cette rétribution dans l’offre haut débit qu’ils proposent aux consommateurs.

Origines

L’idée de la licence globale serait issue de débats parlementaires, en France, sur le “projet de loi relatif au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information” (DADVSI), en particulier concernant le marché de la musique. Jusqu’à l’avènement d’Internet et des réseaux P2P, le marché se portait bien : la musique n’était disponible que sur des supports matériels comme la cassette ou le CD. La production et la commercialisation d’un CD étaient réalisées par les majors de la musique. Ces majors se chargeaient de repérer les artistes, puis de l’édition d’un master, de la production industrielle des CD, de la promotion de l’œuvre et de sa commercialisation.

Internet et le téléchargement font relativiser l’importance de la production industrielle de CD. Les artistes créent des liens directs avec leur public et leurs fans (qui peuvent alors financer la production de l’artiste), ce qui relativise aussi l’importance des maisons de disque. Enfin, la numérisation et mise à disposition sur Internet des œuvres ne créent pas de valeur économique pour les artistes et les maisons de disque.

Les États (notamment la France) ont donc décidé de légiférer sur cette problématique, aboutissant en France aux lois DADSVI et HADOPI bien connues, dans l’optique de préserver l’ancien système. C’est dans ce contexte qu’est née l’idée de la licence globale.

(Tiré du site “La Licence globale” de l’Université française Sciences Po)

Implications légales de la licence globale

Le droit d’auteur confère essentiellement deux types de droits à l’auteur : les droits moraux et les droits patrimoniaux. Les premiers regroupent notamment la paternité de l’œuvre (le droit d’être reconnu comme son auteur, art. 9 LDA), le droit de divulguer l’œuvre (art. 9 LDA), le droit à l’intégrité de l’œuvre (c’est-à-dire le droit de s’opposer à sa modification, art. 11 al. 1 lit a LDA). Les droits patrimoniaux sont énumérés de manière non exhaustive à l’art. 10 LDA (reproduction de l’œuvre, mise en circulation des exemplaires de l’œuvre, droit de diffusion de l’œuvre, etc.).

La licence globale ne devrait pas avoir un impact sur les droits moraux. Elle n’apportera pas de solution au problème du droit à la paternité de l’œuvre sur Internet. En effet, elle n’empêchera pas les internautes de supprimer les informations relatives à l’origine de l’œuvre (un ID tag, un watermark, etc.). De même, le droit de divulgation de l’œuvre n’est pas concerné pas la licence globale, celle-ci n’ayant pas vocation à empêcher que des tiers divulguent l’œuvre avant, à la place et sans le consentement de l’auteur. Le constat est identique pour le droit à l’intégrité de l’œuvre puisque le but de la licence globale n’est pas d’apporter une protection supplémentaire à l’auteur sur ce plan.

Comme le téléchargement illégal a touché surtout les droits patrimoniaux – notamment le droit de reproduction (art. 10 al. 2 lit. a LDA), le droit de mettre en circulation des exemplaires de l’œuvre (art. 10 al. 2 lit. b LDA) et le droit de mise à disposition (art. 10 al. 2 lit. c LDA) –, il semble logique que la licence globale atteigne ces droits. Il apparait en effet évident que la licence globale va avoir un impact sur le droit de reproduction de l’auteur puisque le téléchargement de l’œuvre (considéré comme une reproduction au sens légal et informatique du terme) ne peut être autorisé que si les ayants droit y ont consenti. Selon le même raisonnement, on constate que le droit de mise en circulation et le droit de mise à disposition peuvent aussi être touchés.

Il apparait que la licence globale engendre, dans son principe même, un profond bouleversement des fondamentaux du droit d’auteur. Mais laissons de côté ces considérations purement juridiques pour nous pencher sur l’objectif de la licence globale : pallier à l’absence de rémunération due au téléchargement.

Arguments en faveur de la licence globale

La licence globale permettrait, à mon avis, de responsabiliser les internautes et de mutualiser le droit d’auteur (tout le monde devra payer, qu’il consomme ou non des œuvres sur Internet). L’avantage de cette solution sera de mettre à mal les business models actuels (mais préhistoriques de l’industrie de la musique et du cinéma. S’il apparait justifié de s’attaquer aux services comme MegaUpload qui font de la violation du droit d’auteur leur activité principale, cela ne doit pas se faire dans l’unique but de protéger le modèle économique et commercial des majors. Montagnon l’a dit en 2009 (et moi aussi sans savoir que Montagnon m’avait précédé), commentant la loi française HADOPI :

La demande en téléchargement indique qu’il y a une belle opportunité de business qui s’accompagnerait de création de valeur et d’emplois. Au lieu d’y voir cette opportunité, les industries du cinéma et de la musique veulent préserver leurs modèles de commercialisation qui sont devenus archaïques avec l’arrivée d’Internet. Plutôt que de les protéger avec une loi rétrograde, il vaudrait mieux passer du temps à regarder devant nous et à imaginer comment créer un cadre qui favorise de nouveaux modes de distribution. Ce n’est pas au gouvernement de palier aux erreurs de l’industrie.

La licence globale serait une solution pour rémunérer, dans tous les cas, les artistes, producteurs et autres acteurs du secteur. Pour le consommateur, la situation serait également favorable puisqu’il ne risquerait plus rien en téléchargeant des œuvres sur les réseaux P2P. Ce système favoriserait peut-être l’émergence de plateformes de téléchargement mises à disposition directement par les fournisseurs d’accès à Internet ou par les majors et qui assureraient aux consommateurs l’authenticité de l’œuvre ainsi que sa qualité (vidéo et/ou audio).

L’abandon des DRM (protection numérique de l’œuvre) serait un autre effet bénéfique de la licence globale. Comme tout le monde aurait payé pour acquérir une œuvre, il ne serait donc plus justifié d’en restreindre l’utilisation (nombre de copies autorisées, inamovibilité du support, etc.). Tout au plus pourrait-on opter pour un système d’identification numérique des œuvres (une sorte d’étiquetage), mais l’utilité d’un tel système resterait à démontrer. Cela étant, l’abolition des DRM nécessiterait une modification légale tant à l’échelon international (par ex. l’art. 11 du Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur) qu’au niveau national (par ex. l’art. 39a LDA). La licence globale doit obligatoirement s’accompagner d’un niveau maximum d’interopérabilité.

Toutefois, ces multiples avantages ont plusieurs revers.

Arguments contre la licence globale

Tout d’abord, la licence globale pourrait mettre à mal les services de téléchargements légaux actuels, comme Netflix, iTunes Store, etc. Certains ne voient pas ce fait comme un problème, néanmoins il faut se rendre compte que si le principe même de la licence globale est alléchant, il est fort probable que cela tue littéralement ces services qui ont mis du temps à se développer et qui commencent à se démocratiser.

Un autre écueil – qui n’en est pas un selon certains, j’y reviens plus bas – serait la clé de répartition des revenus. En effet, chaque internaute paiera un montant forfaitaire mensuel ou annuel pour toutes les œuvres qu’il aura acquises. Comment répartir ces sommes entre les auteurs et artistes ? On a envisagé de le faire au pro rata des téléchargements d’œuvres, mais ces statistiques peuvent être facilement falsifiées par les ayants droit (par ex. au moins de la mise en place de robots dont le but serait de télécharger des œuvres). De plus, comme l’a dit Olivennes en 2007, “[c]omment rétribuer les ayants droit à partir des milliards d’échanges qui se font chaque mois sur les sites de P2P” ? La question reste ouverte. Mais selon Zimmermann, porte-parole de l’organisation La Quadrature du Net, qui s’exprimait dans le quotidien Le Temps du 26 janvier 2012 :

On pourrait cumuler plusieurs sources : des remontées d’information de la part des utilisateurs ; l’installation de logiciels libres, respectueux de leurs données personnelles, sur leurs appareils, et qui permettrait d’avoir un échantillonnage sur des millions d’individus… Les fournisseurs d’accès pourraient également nous fournir des informations anonymes sur les flux, tout comme les plateformes d’échange elles-mêmes. En croisant ces trois sources, on obtiendrait des données extrêmement précises.

Enfin, il est à parier que la sphère privée sera mise en danger. En effet, même si les fournisseurs d’accès pouvaient fournir des informations anonymes aux ayants droit pour déterminer la clé de répartition des revenus (comme l’a dit Zimmerman), cela impliquerait que ces mêmes fournisseurs d’accès mettent en place un régime de surveillance continu des données transitant via notre connexion, qu’elles proviennent des réseaux P2P, BitTorrent, du téléchargement direct, ou du simple surf sur Internet. Le secret des télécommunications serait mis à mal.

Conclusion

Le téléchargement d’œuvre est certes un fléau pour les artistes qui perdent une grande partie de leur revenu. La pratique s’est démocratisée à telle point qu’elle remet en question non seulement le business model actuel des majors, mais elle met le droit d’auteur classique face à un défi gigantesque, car le droit d’auteur d’aujourd’hui n’est légalement (internationalement et nationalement) pas compatible avec le principe même de la licence globale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’idée a été abandonnée et que les États se sont tournés vers des solutions répressives du type HADOPI.

Si les avantages pratiques de la licence globale sont indéniables, elle reste pourtant difficilement envisageable à l’heure actuelle. Tout d’abord parce qu’elle nécessite une adaptation conséquente du droit d’auteur, puis parce qu’elle pose le problème de la répartition des revenus qui, lui-même, pourrait porter atteinte à d’autres droits, notamment des droits fondamentaux.

À titre personnel, et en guise de réponse au titre de cet article, je suis très partagé sur la question. L’idée de la licence globale est indéniablement bonne et permettrait sans doute de résoudre nombre de problèmes. En effet, je doute que la répression du téléchargement illégal soit une solution viable. Elle ne contribuera pas à augmenter les revenus des artistes, alors que la licence globale devrait aboutir à cette fin. Pourtant, nombre d’inconnues persistent encore quant à l’applicabilité de la licence globale, et ce sont elles qui me font douter du bienfondé de la licence globale. En particulier, je refuse de sacrifier le secret de mes télécommunications pour avoir le droit de télécharger toute œuvre sur Internet.

Et vous, que pensez-vous de la licence globale ? Y a-t-il des artistes qui me lisent et qui ont un avis sur la question ?

Sources principales et lectures recommandées