François Charlet

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Pourquoi la "class action" n'existe pas en Suisse ?

11/09/2012 5 Min. lecture Droit François Charlet

La “class action” ou action collective est bien connue outre-Atlantique et dans les pays de common law. Elle permet à un grand nombre de personnes d’agir en justice de manière collective afin d’attaque une personne (en général, une entreprise) dans le but d’obtenir une réparation financière, voire morale – mais celle-ci est plus rare.

À l’heure d’Internet, et au vu du nombre potentiellement énorme de personnes qui pourraient être touchées dans un seul pays par une action dommageable d’une seule personne, on peut légitimement se poser la question : la class action est-elle nécessaire ?

L’action collective en détail

L’action collective a au moins un avantage pratique indéniable : elle autorise la tenue d’un procès unique au moyen de la fusion des plaintes, permettant à la justice d’être plus efficace et rapide, ainsi que de lui éviter d’entendre et réentendre les mêmes témoins pour chaque plainte. Comme l’avait débattu la Cour d’Appel du 5e Circuit aux USA en 1986 :

[§ 16 du jugement] Courts have usually avoided class actions in the mass accident or tort setting. Because of differences between individual plaintiffs on issues of liability and defenses of liability, as well as damages, it has been feared that separate trials would overshadow the common disposition for the class. […] If Congress leaves us to our own devices, we may be forced to abandon repetitive hearings and arguments for each claimant’s attorney to the extent enjoyed by the profession in the past. Be that as time will tell, the decision at hand is driven in one direction by all the circumstances. Judge Parker’s plan is clearly superior to the alternative of repeating, hundreds of times over, the litigation of the state of the art issues with, as that experienced judge says, “days of the same witnesses, exhibits and issues from trial to trial.”

De plus, cela évite que plusieurs tribunaux et plusieurs juges saisis de plaintes semblables ne rendent des décisions différentes, voire contradictoires. Toutefois, une des principales critiques à l’encontre de ce type d’action est que cela poserait de gros problèmes d’organisation pour les tribunaux (cf. l’article “Class actions across the Atlantic” du Financial Times du 16 juin 2005).

En Suisse

Comme je le disais en introduction, et bien qu’elle ne soit pas parfaite, l’action collective aurait une utilité certaine en cas de litiges sur Internet. Imaginez qu’une ville entière décide de déposer une plainte contre une personne active dans le spam. En Suisse, cette pratique tombe actuellement dans le champ d’application de l’art. 3 lettre o de la loi fédérale sur la concurrence déloyale (LCD) qui déclare que le système du opt-in est applicable. La Commission Suisse pour la Loyauté a également émis des règles dans ce sens, notamment la règle 4.4. La qualité pour agir en justice contre ces actes de concurrence déloyale est régie aux art. 9 et 23 LCD. Au vu de la quantité de spams envoyée chaque jour, l’intérêt de l’action collective n’est plus à démontrer.

Pourtant, la Suisse (et d’autres pays comme la France) ne consacre pas l’action collective par leur législation. En Suisse, le système juridique impose que chacun fasse valoir soi-même ses droits en justice. Lors de la mise au point du Code de procédure civile (CPC), le Message adressé au Parlement par le Conseil fédéral était le suivant (p. 6901 ; concernant l’art. 87 CPC, devenu l’art. 89 CPC dans la version en vigueur du CPC) :

Les résultats de la consultation ont clairement montré que la protection des intérêts individuels est le fondement du droit de procédure suisse et européen. L’action collective – même par l’intermédiaire d’une organisation – doit rester l’exception. […]

L’action de groupe (class action) n’a pas été introduite non plus. De fait, l’exercice de droits d’un grand nombre de personnes par une seule, sans leur accord et avec effet obligatoire pour elles, est étranger à la tradition juridique européenne. Les possibilités accrues de regroupement d’actions, par les instruments classiques (consorité, jonction de causes ; […]) sont suffisantes.

Exit l’action collective, donc. Toutefois, le Conseil fédéral proposait d’instaurer en procédure civile une sorte d’entorse à ce système – en fait, ce n’est qu’une confirmation légale de la jurisprudence constante du Tribunal fédéral à ce sujet. L’art. 89 CPC prévoit expressément qu’une organisation peut faire valoir les droits de personnes déterminées. Toutefois, elle ne peut pas demander de réparation financière (sauf pour son propre compte), car elle ne peut requérir du juge que ce que mentionne l’al. 2 de l’art. 89 CPC, à moins qu’une loi fédérale prévoie qu’une organisation peut demander autre chose que ce que liste l’art. 89 CPC. Par exemple, l’art. 10 al. 2 LCD et l’art. 7 de la LEg (loi fédérale sur l’égalité entre hommes et femmes) prévoient expressément un droit d’action de la part des organisations, mais sans aller plus loin que l’art. 89 CPC. À ma connaissance, il n’existe pas de loi fédérale octroyant des droits plus étendus aux organisations.

À ces restrictions s’ajoutent encore plusieurs conditions (restrictives) que doit remplir l’organisation en question pour pouvoir agir en justice et faire valoir les droits des personnes qu’elle représente :

  1. Tout d’abord, l’organisation doit revêtir une forme juridique (association, fondation, ou autres formes de personnes morales), être d’importance nationale ou régionale, et avoir un but idéal ou économique ;

  2. Ensuite, les statuts de l’organisation doivent prévoir que son but (statutaire) est la protection de la défense des intérêts d’un groupe de personnes déterminées (par exemple, ses membres) ;

  3. Enfin, l’organisation doit pouvoir agir dans ce but pour faire valoir l’atteinte à la personnalité des membres du groupe (la totalité des membres du groupe doit être potentiellement atteinte).

Conclusion

Si l’action collective en tant que telle n’est pas possible en Suisse, force est d’admettre que ce n’est pas pour une mauvaise raison. Bien qu’elle offre de nombreux avantages pour les citoyens et consommateurs, les désagréments que connaitrait notre système judiciaire semblent trop importants.

Toutefois, il revient aux citoyens et consommateurs suisses de créer des organisations (par exemple, la Fédération romande des consommateurs, l’équivalent suisse de l’Union française des consommateurs) qui auront pour but de défendre leurs intérêts devant les tribunaux, de la même manière qu’une class action américaine. À la différence que l’organisation ne pourra réclamer des dommages et intérêts pour les personnes qu’elle représente : celles-ci devront le faire individuellement.