USA : légalité du jailbreak d'un smartphone mais pas d'une tablette, entre autres
Hier, aux États-Unis, plusieurs exceptions à l’interdiction de contourner des mesures techniques de protection du droit d’auteur sont entrées en vigueur. Parmi elles, on trouve les smartphones, alors que les tablettes, pourtant assez similaires dans leurs fonctionnalités, ne sont pas comprises dans ces exceptions. D’autres exceptions concernant notamment la légalité de “ripper” un DVD sont entrées en force, mais introduisent aussi des restrictions… surprenantes.
Pourquoi et de quoi parle-t-on exactement ? La réponse dans la suite.
Siège de la matière aux USA
Les États-Unis sont les précurseurs de la “législation Internet”, soit celle qui permet de sauvegarder et d’étendre le droit hors-ligne au domaine numérique. Après avoir fait face à plusieurs problèmes concernant la responsabilité des intermédiaires sur Internet (moteurs de recherche, hébergeurs, fournisseurs d’accès), les États-Unis ont adopté en 1998 le Digital Millenium Copyright Act (DMCA). Le DMCA règle plusieurs problèmes, notamment :
- il incorpore au droit américain les traités internationaux de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) ;
- il impose des obligations aux intermédiaires afin de pouvoir bénéficier d’une immunité face aux actions de leurs clients (c’est-à-dire nous, les internautes) ;
- il interdit le contournement des mesures techniques de protection des droits d’auteur (DRM), conformément aux traités de l’OMPI.
Conformément au § 1201 du Titre 17 de l’USC (United States Code) qui définit des exceptions à cette dernière interdiction, il revient au Librarian of Congress d’en déterminer l’applicabilité de façon périodique, après recommandation du Register of Copyrights, qui doit être consulté avec le Assistant Secretary of Commerce for Communications and Information.
C’est précisément ce qui vient d’être fait. Entre hier et l’automne 2015, cinq nouvelles catégories de contournement des mesures de protection seront expressément autorisées. Toutefois, elles sont loin d’être toutes pertinentes…
1ère exception (livres numériques)
La première exception concerne les oeuvres littéraires distribuées électroniquement et qui sont protégées par des mesures techniques destinées soit à empêcher l’activation de fonctionnalités de lecture orale soit à interférer avec des lecteurs d’écran ou d’autres applications ou technologies d’assistance.
Cependant, pour que l’exception soit applicable, il faut notamment que la copie de l’oeuvre ait été légalement acquise par une personne aveugle ou handicapée (par ex. malvoyante, comme défini au § 121 du Titre 17 USC), ce qui suppose que l’ayant droit de l’oeuvre soit rémunéré de façon appropriée pour le prix de la vente de la copie de l’oeuvre qui a été rendue disponible au public par les voies usuelles.
Ainsi, les personnes handicapées de la vue sont autorisées à contourner les DRM. Cette exception est spécialement motivée par le fait que le marché du e-book est fragmenté – tous les titres disponibles sur iOS ne le sont pas forcément sur Kindle, Nook, Android, et vice versa –, obligeant les personnes handicapées à posséder plusieurs appareils pour disposer d’un large choix de livres numériques.
À mon avis, cette exception est plus qu’une excellente nouvelle, même s’il me semble absurde qu’elle n’existasse pas déjà.
2ème exception (jailbreak d’un téléphone portable)
Le droit américain autorise désormais le contournement d’un logiciel qui permet à des appareils de téléphonie mobile d’exécuter des logiciels (ou apps) obtenus légalement, dans le cas où le contournement est réalisé dans le seul but de permettre l’interopérabilité avec d’autres logiciels sur l’appareil de téléphonie mobile. Pour simplifier, le jailbreak est autorisé aux États-Unis, mais seulement pour les “appareils de téléphonie mobile”. De plus, le rapport mentionne qu’aucun lien significatif entre le jailbreak et le piratage d’applications ne peut être démontré.
Les tablettes ont été exclues, car de nombreux appareils peuvent être considérés comme des “tablettes”, notamment une console de jeux vidéo portable voire un ordinateur portable. En résumé, c’est parce qu’il n’existe pas de base suffisante pour définir précisément un appareil de type “tablette” que l’exception de jailbreak n’a pas été étendue aux tablettes.
Une démarche (trop) prudente…
3ème exception (déblocage d’un téléphone portable)
Comme le Librarian of Congress le rappelle, il avait permis en 2006 et 2010 aux utilisateurs de débloquer leurs téléphones portables pour pouvoir les utiliser sur le réseau d’un autre opérateur. Si cette exception a été renouvelée, c’est avec une grosse limitation : seuls les programmes d’ordinateur sous la forme de micrologiciels ou de logiciels qui permettent à un appareil de téléphonie mobile acquis à l’origine auprès d’un opérateur au plus tard 90 jours après l’entrée en vigueur de cette exception de se connecter à un réseau différent sont concernés. Autrement dit, les téléphones déjà achetés bénéficient de l’exception, ainsi que ceux qui seront achetés jusqu’à fin janvier 2013. Au-delà, il faudra l’autorisation de l’opérateur pour débloquer le téléphone.
Il y a deux raisons à ce changement. Tout d’abord, un jugement rendu en 2010 par la Cour d’appel du 9ème Circuit (Vernor v. Autodesk, Inc., 621 F.3d 1102, 9th Cir., 2010) qui affirme de l’utilisateur d’un logiciel n’en est pas le propriétaire, seulement un licencié selon les termes de l’accord de licence (EULA, CGU, etc.). Selon le Librarian of Congress, cette seule phrase écarte l’affirmation selon laquelle débloquer son téléphone doit être assimilé à un fair use, autrement dit à un usage raisonnable.
Ensuite, et c’est le point le plus discutable à mon avis, le Librarian of Congress a estimé qu’il y a des alternatives au contournement des DRM, bien qu’il reconnaisse que tous les téléphones ne sont pas débloqués et que tous les opérateurs n’ont pas des politiques de déblocages libres de toute restriction.
Ce dernier point me chiffonne, car le Librarian of Congress justifie sa limitation de l’exception par le fait qu’actuellement les opérateurs semblent permettre de plus en plus facilement le déblocage. Or il est plus que probable que la limitation de l’exception renforce la position des opérateurs face à leurs clients, rendant ceux-ci encore plus captifs de leur opérateur.
Une question surgit aussi : que viennent faire les DRM (autrement dit, le droit d’auteur) dans une affaire concernant le déblocage d’un téléphone portable ? À mon avis, rien. L’économie américaine repose tellement sur la propriété intellectuelle que les DRM doivent ici servir d’alibis pour restreindre la concurrence. Voire empêcher les utilisateurs de changer d’appareils. J’avais déjà parlé du mésusage du droit d’auteur dans des situations où il n’a rien à y faire.
4ème exception (rip de DVD)
C’est l’exception la plus compliquée, et aussi la plus longue. Pour la résumer, il sera légal aux États-Unis entre aujourd’hui et l’automne 2015 de ripper un DVD afin d’utiliser de courts passages du film dans le but de réaliser une critique ou un commentaire dans des vidéos non commerciales, dans des films documentaires, dans un livre numérique multimédia offrant une analyse du film, et dans le cadre pédagogique des études (universitaires ou autres) de cinéma ou d’autres études qui requièrent une analyse pointue des extraits du film. La même exception s’applique pour la distribution de films en ligne.
Cette exception n’est pas surprenante même si elle semble limiter fortement ce qu’on peut faire avec un DVD ou un film acheté en ligne. Pourtant, elle ne fait que consacrer expressément des situations où il sera légal de contourner les DRM des fichiers, ces situations ressortant en général du fair use.
Toutefois, le Librarian of Congress n’a pas autorisé le fait de contourner des DRM pour ripper un DVD afin de regarder le film sur un appareil incapable de lire le DVD ou ne disposant pas de lecteur DVD. Il a notamment retenu comme argument qu’aucun tribunal n’avait admis une telle pratique comme du fair use. De plus, il a tenu compte du fait que le Register of Copyrights faisait observer que la loi ne garantissait pas l’accès à du contenu protégé par le droit d’auteur dans le format préféré ou selon la technique préférée de l’utilisateur.
On peut s’étonner d’un tel argument, alors qu’on devrait pouvoir admettre le fair use dans une situation de ce genre. Si on appliquait ce raisonnement au domaine musical, cela signifierait que les gens qui ripent un CD pour l’écouter sur leur lecteur MP3 commettraient un acte illégal… Un tribunal ne pourrait cependant pas se prononcer sur la question du fair use puisque le contournement des DRM est déclaré illégal par le Librarian of Congress quel que soit l’usage qui est fait de l’oeuvre.
5ème exception (décryptage d’un DVD pour personnes handicapées)
Comme pour la première exception, il s’agit de permettre aux personnes développant des appareils destinés aux personnes handicapées de la vue ou de l’ouïe de contourner des DRM.
Là encore, on ne peut qu’applaudir cette exception, bien qu’elle tombe aussi sous le sens.
Conclusion
Cette liste d’exception montre que des progrès sont faits pour les personnes handicapées. Pourtant, si le DMCA est une loi importante pour le développement d’Internet (cf. la section sur la responsabilité des intermédiaires), le système qu’il prône dans le domaine des DRM et de leur contournement est loin d’être parfait.
Il suffit d’en juger par ce procédé d’établissement d’exceptions : il se fait au cas par cas, pour une durée de trois ans. Certes, les États-Unis sont un pays de common law : on dégage les règles de droit à partir de cas, et non l’inverse comme nous le faisons en Europe. Les deux systèmes ont leurs avantages et leurs inconvénients. Pourtant on peine à saisir pourquoi il est illégal de jailbreaker une tablette alors qu’on peut le faire pour un téléphone portable. Les raisons invoquées par le Librarian of Congress sont loin d’être satisfaisantes et, c’est un comble, on y voit l’ombre de l’arbitraire.