François Charlet

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Défendre l'anonymat sur Internet à tout prix ?

09/01/2013 9 Min. lecture Opinions François Charlet

Le contexte

L’affaire qui a amené certains à disserter sur la question n’autre que celle de Twitter qui, en octobre 2012, avait supprimé des tweets racistes après que des associations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme s’en étaient ému. Par contre, Twitter refuse de divulguer l’identité des personnes qui ont publié ces propos racistes. Certes, Twitter ne dévoilerait pas l’identité exacte des personnes (car ils ne l’ont pas sauf si les utilisateurs l’ont fournie), mais les adresses IP. Celles-ci peuvent être considérées comme des données personnelles, raison pour laquelle Twitter ne les communiquera pas sans une décision d’un juge américain.

S’il est possible, dans la vie réelle, de dire ce qu’on pense sous couvert de l’anonymat (écrire une lettre anonyme à un journal pour le courrier des lecteurs, scander un message sur une place publique en étant masqué, etc.), cette possibilité est devenue la norme sur Internet, à tel point que beaucoup s’insurgent quand on attaque ce qu’ils considèrent désormais comme un acquis, voire un droit. Anonymat et liberté d’expression sont très liés, c’est pourquoi il est difficile de les dissocier totalement.

Les notions

L’anonymat est l’état d’une chose ou d’une personne dont on ne connait pas le nom, l’auteur, le responsable voire qui est inconnu. L’anonymat a des avantages indéniables. Il permet notamment à des personnes de divulguer des informations ou opinions dans des pays où la liberté d’expression n’existe pas ; il permet aussi à des personnes de dire des choses – non répréhensibles légalement –, mais qui pourraient mettre en péril leur situation professionnelle (critiques sur l’entreprise où elles travaillent) ; plus simplement, il permet de ne pas se dévoiler sur des forums, réseaux sociaux et autres plateformes, autrement dit, de garantir une protection effective de la vie privée.

La liberté d’expression consiste, légalement, en la manifestation de la pensée à autrui. La liberté d’expression est en principe illimitée : on peut penser et dire des choses vraies ou fausses, douces ou brutales, partielles ou complètes, vérifiées ou mensongères, justifiées ou non, etc. Néanmoins, certaines limites existent, car si l’on peut penser tout ce que l’on veut, on ne peut pas toujours le dire : par exemple, la provocation publique au crime ou à la violence ainsi que l’atteinte à la liberté de croyance et la discrimination raciale sont interdites par le Code pénal suisse. En soi, ces infractions sont des limitations de notre liberté d’expression.

L’anonymat est-il un droit ?

Du point de vue de la garantie de la vie privée, l’anonymat est extrêmement important. Si nous devions agir tous les jours et en n’importe quelle circonstance comme des personnes identifiées, nous ne ferions pas les mêmes choses, les mêmes choix : notre comportement serait différent. L’anonymat garantit ici une certaine liberté, alors que l’identification rend possible le vol d’identité ou accentue le risque d’atteinte à la personnalité. L’anonymat empêche la surveillance généralisée des individus, ou du moins lui met de sérieux bâtons dans les roues.

La Déclaration du Conseil de l’Europe du 28 mai 2003 sur la liberté de la communication sur Internet consacre l’anonymat à son principe 7.

Afin d’assurer une protection contre les surveillances en ligne et de favoriser l’expression libre d’informations et d’idées, les États membres devraient respecter la volonté des usagers de l’Internet de ne pas révéler leur identité. Cela n’empêche pas les États membres de prendre des mesures et de coopérer pour retrouver la trace de ceux qui sont responsables d’actes délictueux, conformément à la législation nationale, à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales et aux autres traités internationaux dans le domaine de la justice et de la police.

La liberté d’expression est un droit fondamental, mais il est limité par quelques règles légales (cf. ci-dessus) que personne n’oserait remettre en cause. La garantie constitutionnelle permettrait de consacrer l’anonymat comme un “droit dérivé” de la liberté d’expression afin que toute personne puisse librement diffuser ses opinions, même sous couvert de l’anonymat si cela s’avère nécessaire. Comme le relèvent les notes explicatives de la Déclaration,

[…] les utilisateurs peuvent avoir une raison valable de ne pas révéler leur identité lorsqu’ils font des déclarations sur l’Internet. Leur imposer cela pourrait restreindre de manière excessive leur liberté d’expression. Ceci priverait également la société d’idées ou d’informations potentiellement de qualité. […] les utilisateurs doivent être protégés contre toute surveillance en ligne non autorisée par des entités publiques ou privées.

L’anonymat permet-il d’aller trop loin ?

Oui, c’est évident. On dira plus facilement ce qu’on pense, même si c’est illégal ou seulement politiquement incorrect, quand on sait qu’on ne peut pas nous identifier. Cela se remarque particulièrement sur Internet, où la critique virulente et gratuite est très facile, alors que si l’on devait dire la même chose en étant identifié, on mettrait des gants et prendrait des pincettes.

Quand des privés ne veulent pas de l’anonymat

Sur Internet, une plateforme comme Twitter ou Facebook aurait le droit d’exiger que vous vous serviez de votre véritable identité si vous voulez utiliser cette plateforme. De la même manière, si des personnes veulent entrer chez moi, j’ai le droit de leur demander une carte d’identité afin de vérifier qu’elles sont bien celles qu’elles prétendent être ; si elles refusent, elles n’entrent pas. (Cette opinion n’est pas partagée par tous, l’Allemagne estimant même que cela viole son droit. Toutefois, comme rien ne vous oblige à utiliser Facebook ou Twitter, ces plateformes pourraient théoriquement interdire l’usage d’un pseudonyme.)

De même, certains journaux suisses l’ont fait pour leur site web en refusant les commentaires publiés sous pseudonyme. D’autres filtrent les commentaires avant leur publication (on parle de modération a priori). Ces deux méthodes permettent de viser le même but : abolir les insultes, les calomnies, les incitations à la haine et le racisme sur leurs sites. Les journaux refusant les pseudonymes considèrent les commentaires en ligne comme un “courrier des lecteurs” ; dans ce dernier, seules les lettres signées sont publiées. Par analogie, seuls les commentaires signés seront publiés sauf “dans des cas rares où l’auteur d’un commentaire a des raisons légitimes de craindre pour sa vie privée, son intégrité et celle de ses sources”. Cette décision provient du Conseil suisse de la presse et règle d’autres points comme l’anonymat sur les forums de discussion. En matière de vol d’identité, ce même conseil avait pris une autre position.

L’État doit-il légiférer ?

L’anonymat est un facilitateur de comportement illégal. C’est un fait indéniable. L’Etat devrait-il donc intervenir et faire voter une loi de portée générale afin de rendre illégale l’utilisation d’un pseudonyme ou d’un logiciel vous anonymisant sur Internet ?

Une telle décision ne pourrait être assimilée à de la censure : en interdisant l’anonymat, l’Etat limite la liberté d’expression, mais ne procède pas à un examen a priori des contenus avant d’en permettre ou non la diffusion. On pourrait toutefois qualifier cette décision de “censure déguisée”.

L’atteinte aux droits fondamentaux serait peut-être conforme à la constitution. Cependant, ce qui m’empêche de croire à une telle décision est que l’atteinte à la vie privée et à la liberté d’expression est à mon avis trop importante en comparaison des biens qu’on cherche à protéger, à savoir la qualité des commentaires, une certaine retenue, l’identification facile et quasi immédiate d’auteurs d’infractions, notamment. Il faut rappeler que la justice a aujourd’hui les moyens légaux pour déterminer qui se cache derrière un pseudonyme ou une adresse IP. Pour autant que tous les acteurs collaborent, évidemment. Quant aux moyens techniques, ils sont là aussi. Cela prend du temps, mais on a les moyens d’y parvenir. Mais plutôt que de la répression, certains veulent de la prévention. Et sur Internet, la prévention n’est pas aussi aisée à mettre en place qu’on pourrait le croire.

Alors que faire ?

Autant le dire de but en blanc : je ne sais pas. La solution miracle ne viendra pas de moi.

Je suis de l’avis qu’une solution générale comme l’abolition de l’anonymat n’est pas une bonne idée. Mais je ne la rejette pas catégoriquement (les exemples des journaux suisses ne me choquent pas du tout, par exemple). J’estime pourtant que les effets à grande échelle seraient disproportionnés par rapport aux infractions qu’on cherche à éviter. Je ne minimise pas la gravité ni la fréquence des infractions comportant un élément raciste ou antisémite, mais ce serait aller trop loin. Je ne dispose pas de tous les éléments pour faire une pesée des intérêts, mais je doute qu’elle penche en faveur d’une interdiction de l’anonymat. De plus, la vie privée serait également menacée.

Par contre, je pense qu’il faut responsabiliser les acteurs d’Internet. Twitter ne doit pas pouvoir se retrancher derrière la liberté d’expression (et l’anonymat) selon la conception américaine pour refuser de communiquer des informations permettant d’identifier des personnes auteures de délits voire de crimes en dehors des États-Unis – par contre Twitter a raison de demander l’autorisation d’un juge américain pour transmettre ces informations. Ce n’est tout simplement pas acceptable. Les données (personnelles) sont collectées chez les particuliers ce qui, pour la Suisse en tout cas, permet l’application de la loi sur la protection des données. De plus, le Code pénal suisse (art. 3 et 8 notamment) fonde la compétence du juge suisse au cas où un internaute domicilié en Suisse posterait un message illégal sur Twitter, ou si le résultat de l’infraction se produit en Suisse alors que l’auteur est à l’étranger. Dès lors il n’est pas admissible que Twitter invoque la liberté d’expression alors qu’un délit outrepassant cette dernière a été commis.

Ces plateformes devraient-elles se “censurer” elles-mêmes ? Je ne pense pas, mais elles doivent mettre en place un système qui permet de signaler des messages litigieux, de les retirer rapidement. Certes, on ne ferait que cacher l’infraction au lieu de la combattre, mais rien n’empêche ces plateformes de signaler d’elles-mêmes aux autorités ou aux associations locales les abus signalés par les utilisateurs. Certains diront que c’est aller trop loin, que les plateformes n’ont pas les moyens de le faire. Il n’empêche que ces plateformes permettent à des personnes d’insulter, de discriminer voire de détruire la vie ou la réputation d’autres personnes. Si l’on ne veut pas abolir l’anonymat ou imposer contractuellement d’utiliser sa véritable identité, il faut que les plateformes prennent leurs responsabilités et dénoncent leurs utilisateurs en cas de délit ou de crime. L’intérêt à faire cesser le trouble et à obtenir réparation me semble supérieur aux intérêts commerciaux de ces plateformes.