François Charlet

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Selon la CEDH, les sites web doivent réguler les commentaires et prévenir les éventuels excès

23/10/2013 4 Min. lecture Droit François Charlet

Dans un arrêt non définitif (en anglais uniquement, avec un communiqué de presse en français) rendu le 10 octobre 2013 à Strasbourg, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) a dû décider si la “mise en cause de la responsabilité d’une société propriétaire d’un portail Internet d’informations à raison des messages insultants publiés par certains des lecteurs de ce site sous l’un des articles de presse” portait atteinte à la liberté d’expression de la société, garantie par l’art. 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).

Elle conclut que ce n’est pas le cas et sa décision pourrait avoir des effets négatifs concernant la possibilité de publier des commentaires sur les sites web, notamment ceux d’informations.

L’affaire se passe en Estonie. Delfi AS est une société qui “possède l’un des plus importants sites Internet d’informations du pays”. En 2006, elle a publié un article concernant une société de ferries qui avait décidé de modifier certains de ses itinéraires pour atteindre des îles. Ces modifications avaient entrainé des ruptures de glace à plusieurs endroits, provoquant des retards dans l’ouverture de routes de glace pour rallier les îles sans bateau. De nombreux lecteurs avaient alors publié des messages “extrêmement injurieux ou menaçants” à l’encontre de la compagnie et du propriétaire de celle-ci.

Ce dernier a porté plainte et obtenu gain de cause en 2008 au motif que les messages litigieux étaient diffamatoires et “de nature à engager la responsabilité de la société Delfi”. Celle-ci a vu son recours rejeté par la Cour Suprême estonienne, cette dernière estimant que “Delfi contrôlait la publication des messages” apparaissant sur son site, malgré que Delfi avait invoqué que ses activités étaient couvertes par la directive 2000/31 sur le commerce électronique, notamment son art. 14.

Delfi a alors porté plainte pour violation de l’art. 10 de la CEDH, reprochant “aux juridictions civiles estoniennes de l’avoir tenue pour responsable des messages écrits par les lecteurs de son site web”. Le gouvernement estonien a conclut (§ 48 de l’arrêt) que comme Delfi avait affiché une note à l’attention de ses lecteurs leur interdisant de publier des commentaires insultants et qu’elle avait mis en place un logiciel de repérage de mots vulgaires et insultants, Delfi n’était pas un simple hébergeur.

Devant la CourEDH, Delfi a invoqué sa liberté d’expression (§ 49), estimant que l’obligation de mettre en place une politique visant à “censurer” les commentaires de manière préventive mettait aussi en danger sa liberté d’expression, dans le sens de sa liberté de diffusion d’informations créées par des tiers. La Cour EDH a observé que “ni le dispositif de filtrage automatique par mots-clés ni le système de notification et de retrait n’ont permis de supprimer en temps utile les messages en question”.

Elle considère également que (§ 86) Delfi aurait dû réaliser qu’en publiant l’article en question, cela pourrait engendrer des réactions négatives contre la compagnie de ferries et ses responsables et que, au vu du niveau général des commentaires sur le site de Delfi, il y avait un risque plus élevé que la normale que ces commentaires négatifs dépassent les limites de la critique admissible et atteignent le niveau de l’insulte gratuite ou du discours haineux.

Selon la Cour EDH (§ 89), Delfi aurait dû prévoir la nature possible des commentaires qui seraient postés sur son article, prendre des mesures techniques ou humaines pour empêcher la publication des commentaires insultants et diffamatoires. La liberté d’expression de Delfi n’aurait pas été atteinte, car les tribunaux estoniens n’ont pas dit comment la société devait faire en sorte de ne plus permettre à des lecteurs de publier des commentaires diffamatoires ou insultants (§ 90). De plus, comme Delfi autorisait ses lecteurs non enregistrés à publier des commentaires, elle endossait donc une certaine responsabilité pour ces commentaires (§ 91).

Delfi a trois mois pour faire appel de cette décision.

Commentaire

La conséquence de cet arrêt pourrait être que les sites d’informations ferment leurs commentaires ou adoptent un système de validation avant publication. Jusqu’à cette décision de la CourEDH, les sites ne contrôlant pas les commentaires avant publication n’étaient contraints que de supprimer les commentaires qu’on leur signalait comme étant inappropriés.

Désormais, on pourrait les contraindre à les retirer avant même qu’on les leur signale si l’article en question est de nature à provoquer des débordements.