François Charlet

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"Il n'est pas normal d'autoriser le téléchargement illégal d'œuvres protégées", dit l'avocat général de la CJUE

24/01/2014 7 Min. lecture Droit François Charlet

Il y a deux semaines, l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu son opinion dans l’affaire C-435/12 qui concerne le droit d’auteur et l’exception de copie privée, en particulier la reproduction réalisée à partir d’une source illicite. Selon l’avocat général, s’il n’est pas normal de permettre ce genre de [téléchargement illégal](/2012/en-suisse-ne-dites-pas-telechargement-illegal/ “En Suisse, ne dites pas “téléchargement illégal””), il n’en reste pas moins que la redevance pour copie privée ne peut être calculée que sur la base des reproductions faites à partir de sources légales.

Introduction

Aux Pays-Bas, la loi sur le droit d’auteur autorise, comme en Suisse, le téléchargement d’œuvres protégées depuis des sources illicites.

N’est pas considérée comme une atteinte au droit d’auteur sur une œuvre littéraire, scientifique ou artistique la reproduction de tout ou partie de l’œuvre sur un support destiné à la représentation d’une œuvre, pour autant que la reproduction est dépourvue d’objectif commercial direct ou indirect et qu’elle sert exclusivement à la pratique, à l’étude ou à l’usage de la personne physique qui procède à la reproduction.

La reproduction, entendue au sens [du paragraphe précédent], donne lieu à la perception d’une rémunération équitable au profit de l’auteur ou de ses ayants droit. L’obligation de paiement de la rémunération pèse sur le fabricant ou l’importateur des supports visés au paragraphe [précédent].

[Art. 16c, loi néerlandaise sur le droit d’auteur (LDA NL)]

En 2012, les Pays-Bas avaient néanmoins tenté de criminaliser le téléchargement depuis des sources illicites (sans nécessairement punir les contrevenants). Le Parlement avait cependant botté en touche au motif qu’il serait préférable de régler le problème du téléchargement illégal au moyen d’une amélioration et d’une simplification de la disponibilité de l’offre légale. À la place, le Parlement a instauré des taxes temporaires sur certains dispositifs de stockage de données.

L’avocat général considère qu’à cause de la LDA NL actuelle,

[…] le Royaume des Pays-Bas favorise indirectement mais nécessairement la diffusion massive de produits résultant de l’exploitation d’œuvres et d’objets protégés, qui ne peut en aucun cas être considérée comme normale, c’est-à-dire la cause même du phénomène dont cet État membre entend réparer les conséquences préjudiciables pour les titulaires de droits. La banalisation du téléchargement descendant d’œuvres ou d’objets protégés diffusés illicitement sur Internet (téléchargement ascendant) ne peut que porter atteinte à l’exploitation normale de ceux-ci. [Par. 75 de l’opinion]

Développement

La procédure devant la CJUE a pour origine une question préjudicielle posée par la Cour Suprême des Pays-Bas (Hoge Raad der Nederlanden). La procédure devant la Cour Suprême oppose plusieurs compagnies fabriquant et commercialisant des dispositifs de stockage de données soumis à la redevance néerlandaise pour copie privée (ACI Adam BV, Alpha International BV, AVC Nederland BV, BAS Computers & Componenten BV, Despec BV, Dexxon Data Media and Storage BV, Fuji Magnetics Nederland, Imation Europe BV, Maxell Benelux BV, Philips Consumer Electronics BV, Sony Benelux BV, Verbatim GmbH) à Stichting de Thuiskopie, l’équivalent néerlandais de SUISA et chargé de collecter cette redevance.

La principale question posée à la CJUE est de

savoir si l’exception de copie privée ne peut trouver à s’appliquer qu’aux reproductions réalisées à partir de sources licites et, au-delà, si la redevance pour copie privée ne peut être calculée et perçue qu’en considération des reproductions réalisées à partir de sources licites. [Par. 2 de l’opinion]

En effet, le droit néerlandais, à l’instar de la Directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, ne distingue pas si l’exception de copie privée n’est applicable qu’aux copies obtenues de sources légales.

Selon les travaux préparatoires de la LDA NL,

son article 16c doit être interprété comme autorisant la reproduction à partir d’une source illicite aussi longtemps qu’il n’existe pas de mesures techniques permettant de lutter contre la copie privée illicite. Il aurait, en effet, été considéré qu’un régime n’interdisant pas les reproductions à partir de sources illicites tout en imposant la perception de la redevance pour copie privée sur ces reproductions assurerait une meilleure protection des intérêts des titulaires de droits sans leur porter un préjudice injustifié […]. [Par. 17 de l’opinion]

De l’avis de Stichting de Thuiskopie, comme il n’existe pas de “mesures techniques fiables permettant de faire efficacement obstacle à la publication ou à la diffusion desdites sources illicites et à leur infinie reproduction”, la réglementation sur le calcul de la redevance pour copie privée devrait aussi prendre en compte les reproductions faites à partir de sources illégales, car cela constituerait le seul moyen de réparer le préjudice subi par les titulaires des droits.

Ce raisonnement n’a pas été retenu par l’avocat général.

À supposer qu’une réglementation de cette nature puisse, dans l’absolu, constituer une réponse légitime et adéquate aux violations du droit d’auteur et des droits voisins découlant de la diffusion illicite de copies d’œuvres ou d’objets protégés sur Internet et de leur reproduction, il est toutefois constant que l’exception de copie privée n’a pas été instituée dans un tel objectif et il est exclu qu’elle puisse l’être, sauf à remettre en cause les fondements mêmes sur lesquels elle repose, et ce indépendamment de l’existence ou non de mesures techniques permettant de combattre de manière efficace la réalisation et la diffusion de copies illicites d’œuvres ou d’objets protégés. [Par. 74 de l’opinion]

Il est, par ailleurs, douteux que la perception de la redevance pour copie privée, dans sa conception actuelle, puisse de quelque manière que ce soit compenser adéquatement le manque à gagner résultant pour les titulaires de droits de la diffusion massive de leurs œuvres et objets protégés sur Internet en violation de leurs droits exclusifs […]. [Par. 76 de l’opinion]

Sauf à redéfinir en profondeur la raison d’être même de l’exception de copie privée et les principales modalités de détermination de la compensation équitable qui doit l’accompagner, avec toutes les conséquences que cela emporte, le produit de la redevance pour copie privée n’est pas de nature à compenser la perte des revenus que générerait l’exploitation normale de leurs œuvres sur Internet. […] [Par. 77 de l’opinion]

En tant qu’exception au droit d’auteur, la copie privée doit être interprétée strictement, et conformément au “test des trois étapes” tel que posé par l’article 9, paragraphe 2 de la Convention de Berne :

Est réservée aux législations des pays de l’Union la faculté de permettre la reproduction desdites œuvres dans certains cas spéciaux, pourvu qu’une telle reproduction ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni ne cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur.

L’avis de Stichting de Thuiskopie (soutenu par les gouvernements néerlandais et autrichiens) ne peut être suivi, bien qu’il permette aux ayants droit de recevoir une compensation, car cela étendrait le champ d’application de l’exception de copie privée et, par conséquent, rendrait indirectement légale une pratique (le téléchargement de sources illégales) qui ne doit pas l’être.

Conclusion

L’avocat général recommande à la CJUE de juger que la collecte de la redevance pour copie privée ne peut être autorisée que pour les copies réalisées depuis une source légale. Si la CJUE suit cet avis, ce qui est très souvent le cas, les États membres de l’Union européenne ne pourraient pas utiliser la redevance pour la copie privée comme source de revenus pour compenser les manques à gagner des ayants droit pour toute reproduction de leurs œuvres. Seule la compensation des reproductions réalisées depuis des sources légales peut être compensée par la redevance.

Commentaire

Il est difficile d’évaluer les effets concrets qu’aura la décision de la CJUE si elle suit l’opinion de l’avocat général. Il est certain que les espoirs de Stichting de Thuiskopie seraient balayés. À plus large échelle, cela pourrait conduire les ayants droit à chercher d’autres moyens de compenser les manques à gagner.

Ce qui est sûr, c’est que bien que le téléchargement depuis des sources illégales n’est pas “normal”, selon l’avocat général, rien n’empêche les États de l’autoriser (ou, plutôt, de ne pas le criminaliser), comme le font la Suisse et les Pays-Bas. Et les ayants droit ne devraient pas pouvoir augmenter le montant de la redevance pour copie privée dans le but (avoué) de compenser les effets négatifs du téléchargement depuis des sources illégales.