François Charlet

Actualités, opinions et analyses juridiques et technologiques internationales et suisses

La justice américaine foule au pied la neutralité du Net

15/01/2014 4 Min. lecture Droit François Charlet

La Cour d’appel fédérale pour le Circuit du District de Columbia a rendu une décision le 14 janvier 2014 qui autorise les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) à faire supporter une partie des coûts pour la transmission de données à haute vitesse (fast speed connexions) aux sociétés proposant des contenus multimédias. Ce faisant, elle met gravement en danger la neutralité du Net, principe fondamental et règle fédérale aux États-Unis qui veut que les FAI gèrent le trafic Internet sur la base de l’égalité de traitement.

La Federal Communications Commission (FCC) avait adopté des règles Open Internet en 2010 qui posaient le principe que les FAI ne pussent pas bloquer des contenus ou services sur leur réseau, et ne pouvaient pas non plus faire payer les fournisseurs de contenu (comme Netflix ou Youtube). Ces règles visaient également à forcer les FAI à plus de transparence dans la manière dont ils gèrent le trafic Internet et comment ils facturent son utilisation.

Le jugement de la Cour d’appel annule partiellement ces règles au motif que la FCC n’a pas suffisamment justifié ces règles contre le blocage et la discrimination des contenus. On doit ce revers à l’opérateur Verizon. Le jugement peut encore faire l’objet d’un appel à la Cour Suprême, mais dans l’intervalle, les FAI peuvent donc faire payer les fournisseurs de contenus pour que leurs données soient prioritaires sur les réseaux.

La Cour d’appel reconnait que la FCC a le pouvoir d’établir des règles pour la régulation du trafic Internet, ce qui ne l’empêche pas de constater que les règles Open Internet de la FCC vont trop loin et qu’elles bafouent le Communication Act (p. 29 du jugement).

Cependant, la faute revient en partie à la FCC qui avait décidé que le trafic Internet à large bande est un “service de l’information” et non pas un  “service de télécommunication”. Ce faisant, elle décidait de ne pas soumettre les FAI à la législation qui leur impose (comme aux services téléphoniques) de fournir les raccordements aux concurrents et de transporter leurs données pour autant qu’elles soient licites.  Par conséquent, comme la FCC a soutenu dans son argumentation et ses règles Open Internet que les FAI étaient considérés comme des services téléphoniques, la Cour a jugé que cette contradiction violait ses déclarations précédentes (p. 45 du jugement).

Néanmoins, et bien qu’elle doive appliquer la loi, la Cour déclare n’avoir aucun problème à conclure que les règles antidiscrimination de la FCC sont inacceptables – en l’état. En effet, elles demandent précisément aux FAI de fournir leur service sans discrimination aucune, les empêchant de bénéficier d’une certaine flexibilité quant à la gestion de leur réseau. Néanmoins, la Cour adhère au point de vue de la FCC selon lequel les FAI seraient tentés d’opérer des discriminations entre fournisseurs de contenus et services si ces règles n’existaient pas, en particulier si ces fournisseurs sont des concurrents directs des propres services des FAI.

La Cour invalide également les règles antiblocages, celles-ci étant jugées peu claires.

Commentaire

La neutralité du Net n’est pas encore morte aux États-Unis. La FCC s’est vu explicitement reconnaitre le statut d’autorité de régulation en la matière. Il faudra donc que la FCC fasse un choix : placer les FAI dans une autre catégorie qui les soumettrait au même régime que les services téléphoniques – changement de catégorie qui pourrait faire l’objet d’un recours au tribunal–, ou trouver une autre solution. Il est peu probable que la FCC opère ce changement de classification, notamment à cause de la pression de membres du Congrès dont certains ont affirmé, après le jugement, qu’il est normal que les FAI puissent opérer des discriminations, car cela répond au fonctionnement du marché. Une reclassification aurait des implications politiques évidentes.

Il est peu probable que ce jugement change quoi que ce soit pour les internautes en ce qui concerne le prix de leur forfait Internet. Cependant, si les fournisseurs de service doivent payer plus pour s’assurer que leurs services soient performants, ce surcoût va très certainement se reporter sur la facture des utilisateurs de ces services.

Il est évidemment possible que certains services aient de meilleures performances que d’autres si les premiers ont payé pour obtenir que leur trafic soit prioritaire. Cela conduira donc à un Internet à deux vitesses, l’un avec les grosses compagnies et les FAI qui peuvent se permettre de dépenser de fortes sommes pour assurer que leur trafic Internet soit prioritaire, et les autres.

Concernant le blocage de service et contenus licites, il est techniquement possible que les FAI bloquent et rendent inaccessibles certains services ou contenus. Pourtant, il n’est pas certain qu’ils souhaitent se mettre à dos leurs clients. Plusieurs FAI se sont engagés publiquement à ne pas opérer de tels blocages et à respecter l’ouverture d’Internet. On n’a donc que leurs promesses…

En fin de compte, je doute que les FAI ne tentent quoi que ce soit pour le moment. La déclaration de la FCC concernant un possible appel auprès de la Cour Suprême va sans doute les faire attendre un peu avant de prendre des initiatives.