François Charlet

Actualités, opinions et analyses juridiques et technologiques internationales et suisses

L'incompréhensible résignation du public au chevet de la sphère privée

26/02/2014 6 Min. lecture Opinions François Charlet

Je suis perplexe.

Dans un récent sondage, on apprend que les Français sont d’avis qu’une surveillance généralisée nuit gravement aux libertés individuelles.

64 % des sondés ont estimé que leurs messages sont « enregistrés et stockés » lorsqu’ils téléphonent avec un mobile, et 74 % pensent la même chose du côté des SMS qu’ils envoient. Même fatalisme concernant les e-mails : 80 % des personnes interrogées pensent que les courriels qu’elles envoient à un particulier sont « enregistrés et stockés ».

Lorsqu’ils effectuent des achats sur Internet, les Français sont 81 % à penser que les informations qu’ils transmettent à cette occasion sont « généralement transmises à des entreprises commerciales privées autres que celle par laquelle ils ont fait un achat », et 57 % pensent qu’elles sont transmises à « des organismes de surveillance » – telles l’Agence américaine de renseignement (NSA) ou la DGSE française.

Les sondés jugent à 59 % que la surveillance des agences étatiques « permet de lutter efficacement contre les organisations criminelles », même si elle « met gravement en danger les libertés individuelles » pour 70 % d’entre elles. Au final, invités dans la question suivante à peser le pour et le contre de la surveillance généralisée, les sondés la considèrent « justifiée » à 57 %, tandis que 41 % estiment « non justifiée cette surveillance, car elle met gravement en danger les libertés individuelles ».

Donc, en résumé, les sondés sont presque trois sur quatre à penser que la surveillance généralisée représente un grave danger, et un sondé sur deux est d’avis que les technologies d’aujourd’hui rendent impossible la confidentialité des échanges sur Internet. A vrai dire, ce ne sont pas les technologies qui posent problème, mais leur utilisation et le manque d’encadrement juridique pour cette utilisation.

Les sondés sont donc conscients des problèmes, ils n’ont certainement pas manqué de manifester leur indignation, au moment de l’éclatement du scandale PRISM notamment, mais ils sont mollement résignés.

Nous ne sommes que des données

Prenons un exemple, récent.

Facebook a racheté Whatsapp, un service (presque) gratuit et sans publicité qui permet de s’envoyer des messages, pour la somme hallucinante de $ 19 milliards, pour sa grandissante base de données d’utilisateurs. Ceux-ci ont fourni leurs numéros de téléphone à Whatsapp, qui vient de tout revendre à Facebook, qui se charge ensuite de gagner de l’argent grâce à la consolidation et la revente de ces données.

Qui a bronché lors du rachat ? Qui a décidé de lâcher totalement WhatsApp ? Certains, sûrement, mais ils sont largement minoritaires. En Europe, il y a eu un soubresaut, un hoquet. Rien de plus.

En fin de compte, nous ne sommes que des données personnelles ambulantes qu’il convient d’appâter. En guise d’hameçon : la gratuité, la confidentialité, la sécurité, l’absence de publicité… Jusqu’au jour où l’on préfère s’asseoir sur les promesses d’origine pour revendre le tout à un géant qui les monétisera. Et les utilisateurs ? Ils n’ont pas lu les conditions générales, et de toute façon, on s’en fiche.

Et personne ne dit rien. Ou alors on s’offusque quelques jours, puis on range notre indignation pour ne garder qu’une horripilation de circonstance, qu’on ressort sans réelle motivation lorsque le moment est (re)venu.

La colère est contextuelle et n’appelle pas l’action

Une fois passée l’irritation de base, on s’arrête, on s’accommode de la situation car on ne peut rien faire. On continue cependant de se plaindre, mais pas sur la place publique. C’est vrai, après tout, c’est de la responsabilité des gouvernements et parlements, sans parler des autorités de protection des données, de prendre le problème à bras le corps. Et quand ces différentes autorités arrivent enfin à quelque chose, la population accueille la chose avec flegme. A la décharge de la population suisse, rien ne bouge dans la Confédération sur ce sujet. Le calme plat. Sans tempête en vue. Si mes amis politiciens (notamment du Parti Pirate et du PLR) me lisent…?

Mais que peut faire l’internaute, que peut faire l’utilisateur ? Pourquoi ne pas passer de la parole aux actes ? Pourquoi ne pas cesser d’utiliser WhatsApp, Facebook, Twitter, Google, le smartphone, l’e-mail ? Parce que, tout compte fait, c’est quand même pratique. La somme des avantages dépasse celle des inconvénients.

Et pour la surveillance généralisée alors ? Elle met à mal nos libertés individuelles en invoquant le (bas) prétexte de la lutte contre le terrorisme, en distillant la peur d’attentats, en laissant supposer qu’avec plus de surveillance il y aura moins de délits et de crimes ! Plus de sécurité, moins de liberté. Dans un état démocratique, cela ne gêne pas, c’est acceptable. A cet égard, le film de science fiction Minority Report (2002) de Steven Spielberg illustre un monde de surveillance généralisée où le crime a été éradiqué car la police intervient à titre préventif et condamne les individus avant même la commission d’un crime.

C’est d’autant plus acceptable qu’on nous rappelle qu’il est tout à fait possible de demander l’accès aux données, et leur destruction. Légalement possible, oui. A certaines conditions.

Et comment faire lorsque la société est basée aux Etats-Unis ? Aujourd’hui, on ne fait rien. Et quand bien même on voudrait, c’est extrêmement compliqué pour l’internaute seul. Peut-être faut-il donner aux internautes les armes pour se battre et pouvoir défendre leurs droits, sans attendre que les autorités exécutives et législatives mettent en route l’usine à gaz étatique. Pourquoi pas une class action limitée à Internet ? Là encore, si mes amis politiciens me lisent…

“Je n’ai rien à cacher”

La réponse massue qui revient souvent. Cette réponse (que je ne peux décemment pas qualifier d’argument) légitime les actions étatiques et privées qui mettent à mal la sphère privée. Ceux qui tiennent ce discours n’ont donc pas de principes dans leur vie ? Sous prétexte qu’on n’a rien à cacher, devrait-on se soumettre à une surveillance généralisée ? Non, non, non et non. Autant dénoncer tout de suite la Convention européenne des droits de l’Homme et rayer de notre Constitution l’art. 13. Ce discours nonchalant et passivement liberticide ne dessert que ceux qui le tiennent. Et les autres qui sont dans le même panier.

Si ce n’est pas encore fait, il serait temps que les internautes prennent conscience de la collecte de données effrénée et exigent de leurs élus (ou agissent directement s’ils sont Suisses) qu’ils mettent au pas cette machine infernale au nom de nos libertés individuelles, en particulier la protection des données, de la sphère privée, de notre droit à l’oubli, à l’anonymat…