François Charlet

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Le moment est venu de renforcer nos libertés, pas de les abandonner pour plus de "sécurité"

20/01/2015 9 Min. lecture Opinions François Charlet

Les attaques à Paris de la semaine passée sont déjà recyclées par des opportunistes qui veulent encore plus de surveillance pour pouvoir protéger la population. Je pense ici notamment aux gouvernements, plus spécifiquement aux services de renseignement. À l’heure où la France, mais aussi le reste de l’Europe, voire du monde, parle de garantir et de renforcer la liberté d’expression, il est inquiétant de voir que d’autres, qui sont censés nous protéger ainsi que nos valeurs, diminuent, volontairement ou non, l’étendue de nos libertés et de notre sphère privée.

Ce que les attaques contre la France, et plus particulièrement contre des journalistes, ont montré, c’est que la population des pays d’Europe est très attachée à sa liberté d’expression, à la liberté d’information, à la liberté de la presse. Il semble pourtant que ce signal n’ait pas été perçu de la même manière par les gouvernements.

S’il est indéniable qu’il faut prendre des mesures pour prévenir de telles attaques, il est très contestable que ces mesures doivent passer par une diminution de nos libertés les plus fondamentales, en passant par le respect de la sphère privée. Depuis quand protège-t-on une population en l’enfermant dans une prison ?

Mesures liberticides

Selon la BBC, David Cameron, le Premier ministre britannique, a déclaré que s’il était réélu, il augmenterait le pouvoir des autorités de renseignement pour qu’elles puissent accéder aux données de télécommunications, tant leurs détails techniques (où, quand, de qui, à qui, d’où, vers où, par où, par qui, etc.), mais aussi leurs contenus !

La France bloquera les sites web “provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie”. Ce blocage se fera sans recours à un juge, mais sur simple décision du gouvernement, auquel il revient donc d’interpréter ce que “provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie” signifie, une tâche revenant d’ordinaire au juge. Tout aussi grave, le décret sur ce blocage a été transmis à Bruxelles et est passé comme une lettre à la poste après les attentats de Paris, alors qu’il était vivement critiqué auparavant. La France instaure donc une législation d’exception et octroie plus de pouvoir au gouvernement sous le prétexte de défendre de la liberté.

L’Italie n’est pas en reste et envisage, à l’instar de la Grande-Bretagne un renforcement des pouvoirs de surveillance de ses services pour accéder plus facilement encore aux conversations en ligne des extrémistes. Les fournisseurs d’accès et autres sociétés actives dans les services sur Internet se verront contraints de fournir encore plus de renseignements dans le but de créer une liste noire de personnes qui menacent la sécurité.

Avant les attentats de Paris, un juge espagnol a fait arrêter plusieurs personnes, accusées de faire partie d’une organisation terroriste. L’une des raisons ayant conduit à cette arrestation est que ces personnes se sont échangé des emails de manière extrêmement sécurisée. En Espagne, le fait de communiquer par le biais de canaux chiffrés est un élément de preuve qui permet de vous considérer comme un terroriste. La vie privée des citoyens, qui est une composante d’une société démocratique et fondée sur la liberté, est donc perçue comme un élément appartenant au monde terroriste, qui veut préparer ses attaques dans le secret, pas au monde libre, qui n’a “rien à cacher puisqu’il n’a rien à se reprocher”.

Les gouvernements ont peur du chiffrement des données, de la liberté d’expression et de la sphère privée, car ce sont autant d’éléments qui limitent leur propre pouvoir puisqu’ils empêchent de tenir en laisse les individus. La surveillance de masse viole la sphère privée et, de ce fait, réduit automatiquement la liberté d’expression. Elle produit un effet paralysant (chilling effect) parce que le simple fait de se savoir surveillé ou la perception au quotidien de cette surveillance dissuadera puis empêchera les personnes qui ont une problématique à soulever de le faire.

Que nous enseigne l’Histoire ?

Comme l’a rappelé Antonin Benoit, doctorant en histoire, il y a eu des moments, par exemple dans l’histoire athénienne et romaine, où de grands pouvoirs ont été confiés à des hommes lorsqu’un danger menaçait le peuple. La vie publique est alors suspendue, en particulier à Rome qui connait une institution spécialement consacrée à ces moments : la dictature.

[Elle] donne les pleins pouvoirs (l’imperium, ce qui suspend toutes les autres magistratures et permet de condamner à mort sans procès) à un citoyen.

Mais les Romains avaient conscience du danger des mesures d’exception : l’institution était limitée dans le temps (six mois au maximum) et le dictateur devait se trouver un adjoint pour ne jamais être le seul magistrat. Le plus célèbre dérapage étant celui de Jules César, finalement nommé à vie, mais assassiné, “preuve que le danger dans les mesures d’exception arrive assez vite lorsqu’elles se prolongent dans le temps”.

Lors de la Révolution française, c’est le Comité de salut public qui, en 1793, suspend la Constitution, est à l’origine de la Grande Terreur, suspend l’interrogatoire de la défense et des témoins en procédure judiciaire.

Plus proche, Hitler a également invoqué le risque terroriste après l’incendie du Reichstag en 1933 pour se faire octroyer les pleins pouvoirs qui permettaient, selon la Constitution de l’époque, de suspendre les droits fondamentaux en cas de “perturbation de la sécurité et de l’ordre public” (sic).

Enfin, dernier exemple tristement célèbre, le Patriot Act américain qui permet notamment la détention arbitraire de personnes suspectées de terrorisme sans aucune limite de durée.

La protection de la population passe par des mesures effectives de protection qui, elles-mêmes, protègent aussi les libertés contre des attaques, pas contre elles-mêmes.

Que nous (re)disent les attentats de Paris ?

Qu’on n’a pas besoin de plus de surveillance ! On n’a pas besoin de plus de données. Les services de renseignements de la planète en savent déjà trop sur tout le monde, et pas assez sur les groupes terroristes.

Ce qui s’est passé à Paris n’est pas la résultante d’un manque de lois, de pouvoirs octroyés aux agences de renseignement. C’est un manque de coordination entre les autorités et services qui détenaient des renseignements. Des mesures sécuritaires ont déjà été prises partout dans le monde, les gouvernements ont les outils nécessaires, mais ils semblent ne pas savoir utiliser les données qu’ils détiennent. Les failles sont flagrantes. Il faut plus de moyens humains pour suivre les personnes réellement dangereuses ; un amas de données totalement inexploitable n’apporte aucune sécurité et viole les droits fondamentaux.

Suite aux attentats de Paris, une collaboration va sans doute se renforcer entre les services de renseignement de la planète. Si cela semble être une bonne nouvelle, il faudra surtout être vigilant afin d’éviter que cela ne se fasse au détriment des libertés fondamentales.

Les gouvernements surveillent leur population à la recherche de terroristes potentiels, ce qui revient à dire que dès le départ toute la population est suspecte. Et c’est inacceptable.

Pourtant, la faute nous revient aussi. Depuis plusieurs années, nous avons abandonné toute confidentialité. Volontairement, mais probablement inconsciemment. Ces mouchards qu’on place nonchalamment dans notre poche ou sac à main ou ceux qu’on porte négligemment au poignet, voire ceux qu’on sort de son porte-feuille pour payer des achats… Il est sans doute déjà trop tard. On aurait dû s’offusquer avant.

Néanmoins, il faut rappeler aux États que la démocratie et les libertés fondamentales sont intangibles, non négociables, même en échange de plus de sécurité. Les terroristes sèment la peur, et si les États cèdent à la peur, s’y enferment, et ce faisant limitent la liberté d’action de leur population, il est du devoir des populations de s’y opposer et de défendre les valeurs de notre société. Plus de sécurité n’assurera pas notre sécurité, ne garantira pas plus de démocratie ni de liberté. Bien au contraire.

Snowden a disparu

Il y a un an et demi, on ne parlait que de Snowden, de la NSA, des écoutes de milliards de conversations sur la planète, chaque jour. Tout le monde était révolté. Jusqu’à ce moment, le monde se doutait qu’il était surveillé, mais comme rien n’était apparent, on s’en accommodait sans trop y penser. La révolte vient lorsqu’en temps de “paix”, la population se sent surveillée et peut en constater les effets sur les actions quotidiennes aussi banales qu’écrire un message ou téléphoner.

Aujourd’hui, on ne parle plus de Snowden. On parle du renforcement de la sécurité, de l’abandon de la sphère privée. La France veut se doter d’un Patriot Act. Le symbole est très fort : le pays de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 s’apprête à emprunter la voie de la dérive liberticide. C’était d’ailleurs la première réaction du gouvernement français au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo : permettre le blocage sans procédure judiciaire des sites soupçonnés de faire l’apologie du terrorisme.

Alors que des lois, comme celle en France sur les sites web, ne seraient sûrement jamais passées en temps normal, au calme, on a la preuve que les réactions à chaud, précipitées, sont dangereuses pour la démocratie. Quelques jours à peine après les attentats de Paris, les premières condamnations pour apologie du terrorisme ont commencé à pleuvoir en France, du fait de la loi entrée immédiatement en vigueur dans le Code pénal.

Sévères condamnations après des comparutions immédiates, pour des propos certes ignobles, mais qui, s’ils avaient été tenus dans un contexte autre que celui d’après les attentats, n’auraient pas engendré autant de passion ni des procédures aussi rapides et des sanctions aussi lourdes. Les autorités, de par leur empressement, ne répondent pas de manière adéquate au problème.

Donald Tusk, le président du Conseil européen, a exigé la mise en place d’un renforcement des mesures de sécurité dans les aéroports, en particulier la création d’une base de données permettant aux autorités de surveiller tous les déplacements à l’intérieur et vers l’extérieur de l’Europe.

En regard des éléments historiques exposés ci-dessus, on voit que l’Histoire se répète…

Il faut débattre

La presse, les citoyens, les individus, tout le monde doit débattre des atteintes portées aux libertés fondamentales et rappeler aux États que la sécurité ne va pas sans liberté, qu’abandonner la seconde en faveur de la première est inacceptable. Nous ne sommes pas dans une situation telle que ce que prévoit l’art. 15 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

Un débat doit s’installer sur la protection, le renforcement et la mise en valeur de nos libertés. Qu’est-ce que nos libertés permettent ? Quel est le cadre que nous souhaitons ? Quelle éducation donner à cet égard ?

Les terroristes ont déjà gagné aux États-Unis, victimes du spectre sécuritaire auquel a succédé la psychose liberticide avec le Patriot Act, il est donc absolument vital de ne pas laisser gagner cette peur en Europe. Le fiasco américain de la lutte contre le terrorisme ne doit pas être reproduit. La frontière est fine entre un Etat où l’on se sent en sécurité et un Etat qui s’engouffre dans le sécuritarisme. S’il est effectivement nécessaire de se protéger, il faut réfléchir avant prendre des mesures, tout en évitant de s’enliser.

Ce qui est certain, c’est que le seul moyen de combattre le terrorisme est de continuer à vivre et à défendre nos valeurs, sans craindre quoi ni qui que ce soit.

Pour conclure, j’aimerais rappeler cette déclaration célèbre (faussement) attribuée à Benjamin Franklin :

Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux.