Mes tweets n'engagent que moi. Vous croyez ? Vraiment ?
Cette mention est (très) présente sur Twitter. Nombre de personnes, en particulier les journalistes, déclarent tweeter en leur nom personnel, tout en indiquant où elles travaillent, partageant les informations de leur employeur, retweetant leurs tweets… Bref, les tweets n’engagent que ces personnes, alors que leurs comptes sont aussi utilisés dans un but professionnel. La schizophrénie les aurait-elle atteintes ?
Paradoxe
Il est paradoxal d’indiquer où l’on travaille et sa fonction tout en précisant que ce qu’on déclare reste personnel. Force est de reconnaître que, de nos jours, les individus parlent facilement de leur travail sur les réseaux sociaux, lesquels sont donc la source de nombreuses bombes qui égratignent l’image d’un employeur et/ou d’une société.
Même si un profil est privé ou restreint à certaines personnes, Internet reste un espace public. Ainsi, les employés d’une entreprise sont en quelque sorte sa vitrine vivante. Mais une vitrine déformée. Car les employés sont soumis à certains devoirs envers leur employeur.
Mes tweets n’engagent que moi. Mes retweets n’emportent pas approbation.
A l’heure où j’écris ces lignes, j’ai trouvé ces mentions sur plusieurs comptes Twitter de personnes que je suis, dont celui de @PrivacyMatters qui est très certainement ironique.
On prend le risque de dire publiquement où l’on travaille, d’utiliser son compte à des fins professionnelles, mais de l’autre côté on rappelle que tout ce que l’on dit n’engage pas l’employeur. Quelle belle utopie.
Validité juridique
Autant le dire tout de suite : ces déclarations ne servent à rien et ne valent strictement rien juridiquement. Cela n’évitera pas un avertissement de la part de votre employeur, voire un licenciement. Pire, votre employeur pourrait devoir à répondre de vos actes face à la justice. Voici donc un petit rappel de la loi suisse, à avoir en tête.
Droit du travail
Le travailleur exécute avec soin le travail qui lui est confié et sauvegarde fidèlement les intérêts légitimes de l’employeur. (Art. 321a al. 1 CO)
En matière de réseaux sociaux, et relativement à Internet en général, cela signifie que les comportements suivants violent le devoir de fidélité :
- jouer aux cartes sur son ordinateur pendant ses heures de travail (arrêt du Tribunal fédéral 4A_212/2013 du 10 octobre 2013 qui a estimé qu’un avertissement préalable était nécessaire avant un licenciement) ;
- émettre sur les réseaux sociaux des critiques envers ses supérieurs hiérarchiques ou sur la stratégie de l’entreprise (Michèle Stutz/Alexandra Geiger-Steiner, Arbeitsrechtliche Fragen rund um Social Media, p. 215, publié in Revue de l’avocat, édition 05/2013) ;
- consulter des sites Internet à caractère sexuel sur le lieu de travail (arrêt du Tribunal fédéral 4C.349/2002 du 25 juin 2003) ;
- dénigrer son employeur, signaler au public ou dénoncer dans les mass medias – et donc sur Internet – des faits répréhensibles (ATF 127 III 310 et arrêt 8C_417/2011 du 3 septembre 2012 ; le “whistleblowing”, normalement, ne justifie pas de licenciement ordinaire ou immédiat s’il est réalisé dans les règles. Le whistleblowing ne viole pas le devoir de fidélité moyennant la réunion de quatre conditions cumulatives : 1) agir de bonne foi ; 2) agir dans l’intérêt de l’entreprise ou dans l’intérêt public ; 3) avant de saisir l’autorité publique compétente, signaler les faits aux instances compétentes internes à la société ou du groupe de sociétés ; 4) absence de prise de mesures effectives par l’employeur et qui s’imposent objectivement, le tout dans un délai raisonnable).
On prendra évidemment en compte, dans la balance des intérêts, le droit fondamental à la liberté d’expression, le type d’activité exercée dans l’entreprise, le niveau hiérarchique (plus il est élevé, plus les exigences découlant du devoir de fidélité seront grandes).
Droit civil général
Celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute personne qui y participe.
Une atteinte est illicite, à moins qu’elle ne soit justifiée par le consentement de la victime, par un intérêt prépondérant privé ou public, ou par la loi. (Art. 28 CC)
Ce droit appartient tant aux personnes physiques qu’aux personnes morales. Un employé peut donc, par ses propos, porter atteinte à la personnalité de son employeur, non seulement en tant que société, mais aussi en tant que personne physique si la critique visait des personnes en particulier ou, par exemple, l’équipe dirigeante. Une société, comme une personne physique, a doit à la protection de son honneur et sa sphère privée. Le fait de critiquer des tiers pourrait également valoir un avertissement voire un licenciement, par exemple si ces tiers sont des partenaires de la société.
Droit pénal
Général
L’art. 173 CP (diffamation), l’art. 174 CP (calomnie), l’art. 177 CP (injure), les art. 179 et suivants CP (infractions contre le domaine secret ou privé) sont des dispositions pouvant trouver application selon les circonstances.
Dans le cas de la diffamation et de la calomnie, aucune peine n’est encourue s’il est prouvé que les informations sont vraies. Cependant, ce n’est pas parce qu’une déclaration n’a pas de conséquences pénales qu’elle n’en aura pas au civil ou qu’elle ne conduira pas à un licenciement (l’employeur invoquant par exemple une rupture du liant de confiance).
Responsabilité de l’entreprise et des médias
Un crime ou un délit qui est commis au sein d’une entreprise dans l’exercice d’activités commerciales conformes à ses buts est imputé à l’entreprise s’il ne peut être imputé à aucune personne physique déterminée en raison du manque d’organisation de l’entreprise. Dans ce cas, l’entreprise est punie d’une amende de cinq millions de francs au plus. (Art. 102 CP)
Les déclarations qu’un employé ferait sur Internet, en mentionnant qu’il travaille dans telle entreprise, pourraient être imputées à l’entreprise, celle-ci se trouvant alors responsable des agissements de ses employés.
Cependant, au vu des conditions posées par l’art. 102 CP, en particulier celle relative à l’exercice d’activités commerciales conformes au but social, on voit que les entreprises visées par cette disposition sont, dans cette problématique précise, plutôt des entreprises de média employant des journalistes. Encore faut-il que l’auteur de l’infraction ne soit pas identifiable par les autorités en raison du manque d’organisation de l’entreprise. Dans un tel cas, il faudrait évidemment que l’auteur tweete sous pseudonyme et que l’entreprise elle-même ainsi que les autorités ne puissent pas savoir exactement qui se cache derrière.
Responsabilité des médias
Cependant, des dispositions spéciales (art. 28 CP) existent déjà pour les médias, lesquelles précisent que seul l’auteur de la publication est responsable. Si l’auteur ne peut être trouvé, le rédacteur sera punissable, et à défaut de rédacteur identifiable ou pouvant être traduit devant les tribunaux suisses, le responsable de la publication est punissable.
Évidemment, des déclarations (répréhensibles) n’ayant aucun lien avec votre activité professionnelle n’engageront (en principe) pas la responsabilité de votre employeur mais ce dernier pourra éventuellement invoquer ces déclarations pour justifier d’un licenciement ou avertissement.
Il n’en reste pas moins que, si les entreprises de médias adoptent une politique d’encouragement de leurs employés à la création et à l’alimentation en contenus de comptes sur les réseaux sociaux, elles s’exposent potentiellement à plus de risques.
Conclusion
Pour résumer, mentionner dans votre profil que vous travaillez dans telle société et à tel ou tel poste, mais que vos tweets n’engagent que vous, cela n’empêchera en rien un licenciement immédiat (le cas échéant un simple avertissement), une procédure civile ou une procédure pénale, dirigée contre vous ou votre employeur, en fonction de vos déclarations.
Dans tous les cas, une telle mention n’a aucune valeur.
La meilleure protection serait, au choix, de retirer les informations relatives à votre situation professionnelle de votre profil et de tweeter en votre qualité d’individu, ou d’avoir deux comptes, l’un privé (sous pseudonyme, pour vous protéger), l’autre purement professionnel.
Quoi qu’il en soit, mention ou pas, compte sous pseudonyme ou pas, il est plus que conseillé de réfléchir avant de publier. Internet a une mémoire immédiate et infinie, et un simple tweet peu avoir de grandes conséquences.