Bibliothèques judiciaires, technologies digitales et données
Aujourd’hui, je vous propose un billet rédigé par une personne exerçant dans la bibliothèque d’un tribunal en Suisse. Cette personne a souhaité rester anonyme pour cette publication, raison pour laquelle je publie cet article sous mon nom. Tout le crédit doit évidemment revenir à cette généreuse personne que je remercie pour sa contribution qui nous éclaire sur un domaine où l’on ne pensait pas que la protection des données aurait quelque chose à y faire. Sur ce, bonne lecture !
Mise à disposition de médias électroniques juridiques
Les bibliothèques judiciaires ont pour mission de mettre à disposition de leurs lecteurs, des juges et des greffiers, les informations dont ceux-ci ont besoin pour statuer sur les affaires qui leur sont soumises. Si par le passé la documentation utile était disponible exclusivement en format papier, la part des documents disponibles sous forme électronique est en nette augmentation. Les documents électroniques sont accessibles en ligne, dans des banques de données ou sur des sites dédiés, sur CD-ROM ou DVD ou encore comme e-books. La variété de solutions digitales fait que la mise à disposition de ces ressources tient parfois davantage du parcours du combattant que du travail scientifique effectué selon une procédure bien définie. Voici quelques exemples d’embûches.
Accès aux bases de données … pas toujours facile à dé/limiter
Pour toutes les entités de l’administration fédérale, un accès à une base de données par adresse IP rend impossible la conclusion d’un contrat pour un nombre limité d’accès parce que c’est l’adresse IP de la Confédération qui s’affiche chez le fournisseur lors d’une connexion depuis les sites (firewall). Du coup, soit on abonne toute la Confédération, ou il s’agit de négocier différents accès par login et mot de passe, généraux (= un login + un mot de passe identiques pour “x” accès simultanés) ou individuels (= autant de login et de mots de passe que d’utilisateurs potentiels). Cela ne s’avère pas toujours possible ou encore très laborieux à gérer pour des accès individuels. En effet, les versions institutionnelles d’abonnements donnant accès à des bases de données juridiques sont soit inexistantes soit extrêmement onéreuses et elles fonctionnent à nouveau uniquement sur la base d’accès individuels (judocu, Legalis, etc.). Elles sont donc avant tout destinées à des cabinets d’avocats qui refacturent ensuite l’utilisation à leurs clients.
Mise à disposition d’e-books … moins souple que le papier
Les e-books dans le domaine juridique suisse ne sont actuellement disponibles que sur la base d’un accès à un e-book pour une personne et pour une durée indéterminée ; l’e-book juridique, contrairement à l’ouvrage papier, n’est donc ni transmissible ni prêtable. Il n’existe pas encore de bouquet de produits juridiques qu’une bibliothèque pourrait prêter pour une durée limitée à un utilisateur spécifique avant que l’accès attribué ne soit tout simplement supprimé, et libéré pour un nouvel utilisateur, lorsque le délai de prêt est dépassé.
Les e-books dans le domaine juridique suisse ne sont actuellement achetables que via un compte et une Adobe ID nominative personnelle, via une carte de crédit. Le produit est ensuite fourni par e-mail direct à la personne qui a effectué l’acquisition via son Adobe ID nominative, ce qui rend la gestion budgétaire globale par une bibliothèque fort délicate. L’acquisition de ce type d’e-books pour des utilisateurs individuels uniquement, jusqu’à présent, ainsi que leur gestion centralisée par une bibliothèque juridique nécessitent une prise de contact préalable avec les éditeurs et la mise en place de solutions informatiques spécifiques.
Médias électroniques … moins respectueux de la protection des données
La plupart des bases de données possèdent des logiciels “espions” qui, dans le but de mieux cerner le comportement de recherche de l’utilisateur ainsi que ses centres d’intérêt afin de mieux le servir à l’avenir, enregistrent ses recherches et en effectuent une analyse automatique. Lors de l’achat des accès à une base de données, il n’est, en règle générale, pas possible ou très difficile d’exclure ce type d’enregistrement.
Les fournisseurs d’e-books possèdent également souvent des logiciels permettant d’“espionner” plus précisément le comportement de l’utilisateur. À l’occasion des connexions automatiques avec l’éditeur, il leur est notamment possible de savoir quelle page le lecteur est en train de consulter et combien de fois, ainsi qu’à quelle allure celui-ci progresse dans sa lecture. Lorsque le lecteur est un magistrat de l’ordre judiciaire, la question se pose si l’enregistrement, à son insu, de son comportement de lecteur ne pourrait pas constituer, dans des circonstances déterminées, une atteinte à son indépendance.
En conclusion, les médias électroniques offrent des facilités de recherche et de consultation très appréciées, mais leur mise à disposition, leur gestion au quotidien et leur conservation à long terme constituent autant de défis à relever dans un environnement mouvant. Une certaine normalisation dans le domaine des médias électroniques et une plus grande transparence des renseignements récoltés sur les utilisateurs constitueraient une avancée à saluer dans la jungle actuelle du monde digital.