Les constructeurs de smartTV punissables pour écoute illicite ?
Dans le cadre de l’émission On en parle (RTS) et de l’opération “mes données” lancée en collaboration avec elle, je me suis penché sur les smartTV, leur fonctionnement et la protection des données. Mais en réfléchissant, c’est l’aspect pénal qui m’a surpris, si on applique la loi de manière rigoureuse.
SmartTV ?
Selon Wikipédia, une smartTV est une télévision connectée (ou télévision intelligente), autrement dit un téléviseur raccordé, directement ou indirectement, à Internet afin de fournir un ensemble de services aux téléspectateurs. La télévision, depuis son invention, n’a toujours été qu’un terminal de réception. Connecté, le téléviseur devient également émetteur.
Il y a deux méthodes pour connecter sa télévision : soit elle dispose déjà de tous les logiciels et les interfaces pour être connectée à Internet (ce qui est le cas de presque toutes les télévisions des cinq dernières années) , soit elle n’en dispose pas et il est nécessaire d’avoir une set-top box (par ex. Swisscom TV, UPC Horiton/Mediabox, Sunrise TV, etc.).
Dans cet article, cette différence n’aura pas de conséquence juridique, hormis la personne qui pourrait être incriminée (constructeur de la télévision connectée, ou exploitant de la set-top box). D’ailleurs, ce qui sera valable ci-dessous pour les smartTV le sera aussi pour d’autres appareils qui usent des mêmes fonctions.
Ma TV connectée m’écoute ?
Si vous avez activé la reconnaissance vocale de votre télévision connectée afin de lui donner des instructions par la voix, oui. Mais cela dépend d’abord de la technique d’activation utilisée.
- Si la télévision n’active qu’à votre demande (lorsque vous pressez un bouton) la reconnaissance vocale, on peut donc partir du principe qu’elle n’écoute pas lorsque vous n’appuyez pas sur ce bouton.
- Mais si la télévision analyse en permanence les voix environnantes afin de détecter la commande vocale qui activera la reconnaissance (à l’instar de Dis, Siri sur iOS, Ok, Google sur Android, Alexa pour Amazon Echo, etc.), on peut légitimement soutenir que votre télévision vous “écoute”.
Si la seconde option est celle utilisée par votre télévision, alors celle-ci vous écoute passivement en permanence. Comme votre iPhone sur lequel vous avez activé l’option pour solliciter Siri uniquement par la voix. Idem pour l’appareil Amazon Echo, les téléphones Android à l’instar des iPhones, etc.
Il y a quelques mois, une petite polémique a enflé aux États-Unis relativement à l’invasion de la sphère privée (le salon, la chambre à coucher, celle des enfants, etc.) par ces appareils qui écoutent passivement. Depuis, certains constructeurs font attention et choisissent la première option.
Conditions générales
Comme d’habitude, avant d’activer ces commandes vocales, vous devrez accepter des conditions générales d’utilisation longues comme le bras, et incompréhensibles, car rédigées dans un charabia juridico-technique qui donne la migraine. Dans ces conditions générales, on trouvera des choses comme
Si vous activez la reconnaissance vocale, vous pouvez interagir avec votre SmartTV en utilisant votre voix. […] Veuillez noter que si vos propos contiennent des informations sensibles, personnelles ou autres, ces informations seront parmi les données saisies et transmises à un tiers par l’utilisation de la reconnaissance vocale. […] Vous pouvez désactiver la collecte de données de reconnaissance vocale à tout moment en vous rendant dans le menu “Paramètres”.
Étonnement, je n’ai pas trouvé sur Internet les dispositions similaires relatives aux autres constructeurs comme LG ou Philips.
Où est le problème alors ?
Vous avez installé votre télévision connectée dans votre salon, accepté les conditions générales, et activé les commandes vocales. Mais est-ce que les autres membres de votre ménage ont fait de même ? Ont-ils accepté d’être écoutés en permanence ? Et qu’en est-il des tiers que vous invitez chez vous, comme des amis ou d’autres membres de votre famille ? À aucun moment ils n’ont donné leur consentement.
Et bien que votre télévision soit éteinte, elle écoute quand même, prête à s’allumer sur votre ordre. Cela, à part vous, personne ne le sait. Aujourd’hui, rien n’indique qu’une télévision est connectée ou pas (enfin, si, mais ça ne saute pas au premier coup d’oeil) et surtout rien n’indique que vous avez activé les commandes vocales.
Une infraction pénale, ça ?
Possiblement, oui. Selon l’art. 179bis CP,
celui qui, sans le consentement de tous les participants, aura écouté à l’aide d’un appareil d’écoute ou enregistré sur un porteur de son une conversation non publique entre d’autres personnes,
celui qui aura tiré profit ou donné connaissance à un tiers d’un fait qu’il savait ou devait présumer être parvenu à sa propre connaissance au moyen d’une infraction visée à l’al. 1,
celui qui aura conservé ou rendu accessible à un tiers un enregistrement qu’il savait ou devait présumer avoir été réalisé au moyen d’une infraction visée à l’al. 1,
sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.
La problématique de l’écoute passive d’une télévision connectée regroupe potentiellement ces trois infractions.
Le premier paragraphe s’applique à l’écoute en tant que telle. Il ne fait aucun doute que vos invités n’ont pas consenti à être écoutés. La télévision connectée dont les commandes vocales sont actives constitue un appareil d’écoute (un téléphone portable l’est, selon le Tribunal fédéral ; ATF 133 IV 249), et les données sont par ailleurs transmises pour être traitées sur le cloud, puis conservées un certain temps. Quant à la conversation que vous avez dans votre salon avec vos invités, elle est évidemment non publique.
Le second paragraphe mentionne l’exploitation de la conversation. Littéralement, la loi vise ici l’exploitation d’un fait évoqué dans la conversation. De manière générale, le constructeur de la smartTV tire un profit direct des propos puisqu’ils servent à l’amélioration du service de reconnaissance vocale, voire à un but marketing. Il s’intéresse donc en principe tant au fond qu’à la forme de vos paroles, ce qui est à mon avis suffisant pour affirmer que le constructeur (ou le tiers à qui l’analyse dans un but marketing des conversations a été confiée) exploite à son profit un fait évoqué dans la conversation.
Le troisième paragraphe décrit la conservation ou la mise à disposition de l’enregistrement à un tiers. Si l’on admet qu’il y a bien eu écoute et/ou enregistrement d’une conversation au sens du premier paragraphe, et si les conditions générales de la télévision connectée précisent que les données vocales sont transmises à des tiers pour traitement, il ne fait que de doute que cette infraction sera réalisée.
Mais les constructeurs de télévisions connectées peuvent-ils savoir ou doivent-ils présumer que l’écoute et/ou l’enregistrement constituent potentiellement une infraction ? Malheureusement pour eux, oui. Car une télévision (connectée) a sa place dans le salon, en règle générale, et le salon est un lieu de vie et d’accueil de tierces personnes. Ils ne peuvent pas ignorer que leur technologie va écouter et enregistrer ces tierces personnes qui ne sont pas au courant de l’activité de la télévision connectée. S’ils n’ont certainement pas agi intentionnellement, on retiendra le dol éventuel – le fait de ne pas vouloir commettre l’infraction, mais de s’en accommoder si elle est commise et de ne pas faire tout ce que l’on peut pour l’empêcher –, qui est suffisant (au niveau subjectif) pour réaliser l’une ou l’autre de ces trois infractions.
Techniquement, on pourrait même aller jusqu’à envisager que le propriétaire de la télévision connectée soit poursuivi pour complicité (dans ce cas, par omission) mais comme il n’existe pas de position de garant de sa part envers les tiers qu’il invite dans son salon, il ne serait pas punissable (art. 25 CP).
Conclusion
Les constructeurs qui voudraient s’éviter de potentielles poursuites pénales sur cette base devraient trouver un système pour que les tiers qui seraient potentiellement écoutés soient avertis qu’ils le sont et que, s’ils refusent de l’être, ils doivent quitter la pièce. Un sympathique exemple de plus du diktat des technologies sur nos vies. La solution la plus simple restera ici de simplement tirer la prise et il ne fait aucun doute que les constructeurs de télévisions connectées (mais aussi d’autres objets connectés) tenteront de faire supporter à leurs clients la responsabilité d’informer les tiers.
(Le résultat du syllogisme juridique semble un peu absurde, j’en conviens. Je pense néanmoins qu’il tient la route en théorie. Reste à voir si un jour un tribunal aura à trancher une affaire de ce genre, ce dont je doute fortement.)