François Charlet

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La Cour de cassation belge consacre le droit à l'oubli numérique

07/06/2016 6 Min. lecture Droit François Charlet

Depuis l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne sur le droit à l’oubli en 2014, les moteurs de recherche qui offrent leurs services aux citoyens européens doivent permettre à ceux-ci de formuler des demandes dans le but de solliciter la suppression de certains liens affichés dans les résultats de la recherche et qui contiennent leurs noms.

La Cour de cassation belge (l’équivalent du Tribunal fédéral) a désormais aussi rendu un arrêt en la matière. Mais cet arrêt ne concerne pas le retrait de liens affichés dans un moteur de recherche, il a trait à la suppression du nom d’un individu dans les archives numériques d’un quotidien qui sont librement accessibles sur son site web.

Résumé des faits

L’histoire remonte peu après le jugement de la CJUE. En septembre 2014, la Cour d’appel de Liège a rendu une décision favorable au droit à l’oubli contre laquelle un appel a été déposé auprès de la Cour de cassation. Les faits concernent un accident de la route remontant à 1994. Deux personnes sont décédées dans cet accident. Le quotidien Le Soir avait publié à l’époque un article qui divulguait l’identité du conducteur, qui était sous l’influence de l’alcool lors des faits. En 2008, Le Soir a mis en libre accès une partie de ses archives en ligne, dont l’article de 1994. Deux ans plus tard, le conducteur a demandé au quotidien de retirer l’article ou de l’anonymiser, demande suivie par la Cour de cassation après des années de procédure.

Au niveau légal, le conducteur a invoqué une faute du quotidien (qui est un éditeur) sur la case de l’article 1382 du Code civil belge qui dispose que “chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence”. Du point de vue du conducteur, le fait de publier puis de laisser en ligne une version non anonymisée de l’article est constitutif d’un dommage.

Devant la Cour d’appel de Liège

La Cour d’appel de Liège va d’abord mettre en balance le droit à l’information et la liberté d’expression d’une part, et le droit à la vie privée d’autre part (sous la forme de l’intérêt à ce que le nom d’une personne ne soit plus lié à une information qui la concerne lors d’une recherche exécutée avec son nom).

En examinant ensuite la conformité à l’art. 10 § 2 de la CEDH d’une limitation à la liberté d’expression d’un éditeur de presse, la Cour d’appel de Liège rappelle que toute limitation doit être prévue par la loi, qu’elle doit constituer une mesure nécessaire dans une société démocratique. Considérant que le conducteur avait un intérêt légitime à exiger l’anonymisation de l’archive qui le concerne, la Cour d’appel a donné raison au conducteur tout en déclarant que le quotidien avait commis une faute en ne donnant pas suite à sa requête.

L’arrêt de la Cour de cassation

La Cour de cassation confirme le raisonnement de la Cour d’appel de Liège qui avait assimilé la mise en ligne des archives à une nouvelle divulgation, cette nouvelle divulgation portant atteinte au droit à l’oubli du conducteur. Le quotidien soutenait pour sa part que la mise à disposition d’archives ne constituait pas une nouvelle divulgation, en faisant un parallèle avec l’archivage réalisé par la Bibliothèque royale de Belgique qui ne constitue pas une nouvelle divulgation.

En ce qui concerne la Bibliothèque royale de Belgique, l’archivage de certains périodiques constitue non seulement un droit, mais une obligation : la loi du 8 avril 1965 instituant le dépôt légal à la Bibliothèque royale de Belgique lui fait obligation de conserver et de rendre accessible au public, sans limitation de temps, un exemplaire de chaque périodique publié dans le royaume paraissant moins d’une fois par semaine. Ces exemplaires des périodiques ne peuvent être modifiés en aucune manière, ni caviardés pour en rendre un élément illisible, aussi dérisoire ou peu significatif soit cet élément. En particulier, la Bibliothèque royale n’a pas le droit de caviarder les noms des personnes mentionnées dans les rubriques judiciaires ou « faits divers » des périodiques soumis au dépôt légal et les autres bibliothèques publiques ou semi-publiques n’ont aucune obligation de procéder à un tel caviardage.

La Cour de cassation n’a pas suivi ce raisonnement en considérant qu’il y a une différence fondamentale avec la mise en ligne d’une archive journalistique puisqu’elle offre un nouvel accès au contenu précédemment publié, notamment par le biais des moteurs de recherche.

N.B. – Notre Tribunal fédéral ne semble pas faire la même différence lorsqu’il s’agit de décider de la prescription pénale en matière de diffamation, ce qui est regrettable.

La Cour de cassation rappelle encore que les droits du public et des éditeurs ne sont pas absolus en matière d’archivage. Bien que l’art. 10 § 2 CEDH garantisse le droit de ceux-ci de proposer leurs archives en ligne et à ceux-là le droit d’y accéder, la Cour de cassation y oppose le droit à l’oubli consacré (selon elle) par l’art. 8 CEDH. Le droit à l’oubli consacré par cette disposition (avant l’âge numérique) permet à une personne reconnue coupable d’un délit ou d’un crime de s’opposer à l’évocation de son passé judiciaire dans les médias. Ce droit constitue, selon les circonstances, une ingérence justifiée dans la liberté d’expression et d’information.

Ainsi,

le maintien en ligne de l’article litigieux non anonymisé, de très nombreuses années après les faits qu’il relate, est de nature à […] causer [au conducteur] un préjudice disproportionné par rapport aux avantages liés au respect strict de la liberté d’expression [du quotidien].

Commentaire

Cet arrêt est important d’abord parce qu’il comprend et fait la différence entre le contexte de la presse écrite du XXe siècle et celui de la presse en ligne du XXIe siècle. Ce que bon nombre de tribunaux peinent encore à faire (à leur décharge, il faut reconnaître que ce n’est en rien facile), la Cour d’appel de Liège et la Cour de cassation belge l’ont fait avec sérieux et sans tomber dans des dérives conservatrices.

Au niveau du droit, il est remarquable qu’une si haute institution déclare ne pas partir du principe que la liberté d’expression est un droit supérieur aux autres comme la protection de la sphère privée. À l’instar de ce qui doit normalement se faire lorsque des droits fondamentaux entrent en conflit, la mise en balance et la conciliation des droits se révèlent à nouveau être la seule solution juridiquement adéquate, comme l’ont consacrée la CEDH dans l’arrêt sur le droit à l’oubli et, avant lui pour la Suisse, le Tribunal fédéral (cf. ATF 109 II 353).

Pour le reste, il faut rappeler ici que si le droit à l’oubli existe au niveau légal, il reste un leurre, car il est aujourd’hui extrêmement compliqué, voire impossible, d’effacer des traces laissées sur Internet.

Le droit avance à son rythme, bien plus lent que celui des technologies de l’information.