La fin de la vie privée, et sa renaissance ?
La vie privée. Voici des années que j’en parle. Que le monde entier en parle. Mais jusqu’à présent, personne ne m’a demandé ce qu’est vraiment la vie privée. Chacun d’entre nous a certainement sa propre définition qui correspond à sa culture, son mode de vivre, ses opinions politiques… Je vais donc vous donner la mienne. Je vais vous expliquer ce que c’est, pour moi, la vie privée. Et pourquoi on s’achemine vers son déclin.
Si vous vous posez la question “c’est quoi la vie privée”, vous allez sûrement y répondre de manière abstraite, ou ne pas y répondre en partant dans des considérations métaphysiques…
Pour ma part, la vie privée me permet d’être moi-même. Sur Internet, mais aussi dans le monde réel. La vie privée me protège contre les jugements des autres sur certaines choses que je ne voudrais pas dire à tout le monde. Elle me permet par exemple de communiquer avec autrui sans que des tiers sachent ce que je raconte et à qui, de faire des achats, de m’adonner à des activités sportives, de surfer sur Internet, etc.
Bref, grâce à elle, c’est à moi qu’il revient de décider ce que je garde pour moi, ce que je rends public, ce que je partage avec quelques personnes seulement.
Dans le terme “vie privée”, il y a vie. Tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que je pense constitue ce que je suis. Aujourd’hui, ma vie entière – ou, à tout le moins, les dix dernières années – est analysée.
Mes contacts, ma santé, mon identité, mes e-mails, mes caractéristiques psychologiques, les lieux que je fréquente, mes informations financières, mes intérêts politiques, mon orientation religieuse, mes habitudes, mes photos. Tout est collecté et analysé avec mon “consentement”. Que ce soit l’État ou des sociétés privées, ma vie est décortiquée avec autant de détails que possible.
Je vous vois venir. Vous allez déclarer que vous n’avez rien à cacher, n’est-ce pas ? Dire cela est très dangereux (j’y reviendrai bientôt), car ce n’est pas parce que vous respectez la loi que vous avez l’obligation d’être transparent, que vous n’avez pas de secrets. On ne se connait pas et pourtant, si je vous le demandais, vous ne me diriez pas tout à votre sujet.
Votre relation extra-conjugale, le fait que vous vous empiffrez de chocolat contre l’avis de votre médecin, votre diagnostic positif au VIH, la raison pour laquelle vous ne voulez pas (ou ne pouvez pas) avoir d’enfants, le montant de votre salaire et de votre bonus annuels, le fait que votre emploi vous ennuie profondément, de même que votre patron, le fait que vous adorez Justin Bieber, le fait que vous aimez vous envoyer en l’air avec des inconnus dans un style BDSM, etc.
Aucun de ces éléments ne constitue une infraction. Mais vous n’aimeriez pas qu’ils soient publics. Vous voudriez les garder secrets, ou vous ne les confieriez qu’à un nombre très restreint de personnes. Vous n’imaginez pas un monde où tout ce que vous faites serait public, n’est-ce pas ?
Il y a des milliers d’années, les maisons des humains n’avaient pas de murs intérieurs, de sorte que tout se faisait au vu du reste de la famille. Il y a quelques siècles à peine, les lits étaient extrêmement chers, raison pour laquelle les familles n’avaient souvent qu’un seul lit dans lequel tout le monde dormait, y compris les invités (c’est encore le cas dans de nombreux logements). Plus généralement, avoir des relations sexuelles, prendre son bain, aller aux toilettes, etc. se faisait devant la famille et les amis. Autrement dit, la vie privée était un luxe que seuls les riches pouvaient s’offrir. Plus aujourd’hui, d’autant que la vie privée est un droit, fondamental qui plus est. Mais le développement de la vie privée est très récent.
Aujourd’hui, à l’ère numérique, vous payez avec vos données en échange par exemple de divertissement. Alors que vous n’envisageriez probablement pas d’avoir un seul lit pour toute la famille, vous acceptez que des outils de plus en plus invasifs vous traquent et décortiquent vos faits et gestes. C’est malheureusement cohérent avec notre société puisque la vie privée est vite abandonnée lorsqu’on peut avoir de l’argent, de la célébrité et du confort à la place.
Il existe une vieille blague soviétique sur la surveillance. Un homme apeuré se rend au KGB pour annoncer aux agents secrets que son perroquet a disparu. Les agents lui disent qu’il devrait annoncer la disparition à la police, car ceci n’est pas du ressort des services de renseignements. L’homme répond qu’il sait pertinemment qu’il doit aller à la police, mais il souhaite néanmoins leur dire qu’il n’est pas du tout d’accord avec ce que le perroquet raconte.
Cette blague fait sourire, car elle rappelle l’état autoritaire et sécuritaire de cette époque qu’on espère révolue et durant laquelle il régnait une paranoïa de la surveillance. De nos jours, on ne peut plus dire, et je le regrette, que nos activités privées doivent rester privées, même lorsqu’il s’agit de l’intérêt collectif ou étatique. Ce qui est alarmant, c’est que nous ne nous y sommes pas opposés. En martelant que la culture de surveillance est justifiée par le fait que l’information exigée par le public est bien souvent cadenassée ou cachée, l’intérêt collectif ou étatique triomphe facilement en nous faisant culpabiliser.
Nos vies sont devenues et deviennent toujours plus de grandes quantités de données que nous avons délibérément données en pâture au public. Parce que nous sommes trop paresseux pour lire et comprendre des conditions générales abusives. Parce que nous préférons nous amuser, nous divertir au lieu de se poser des questions comme : “quelles peuvent être les conséquences de mon comportement” ou “pourquoi a-t-on besoin de ces informations sur moi pour me fournir ce service”.
L’œuvre d’Orwell, 1984, décrit un monde où le gouvernement sait tout. Il est à ce point omniscient qu’il sait à chaque instant non seulement où vous êtes et ce que vous faites, mais il a aussi une idée de ce que vous ressentez, et il peut contrôler ce sentiment. Le big data se rapproche dangereusement du Big Brother dépeint par Orwell. Nous sommes et agissons comme dans une prison panoptique où tout ce que nous faisons est public, mais aussi surveillé, sans que l’on sache par qui ni comment, ce qui nous force donc à croire que nous sommes surveillés en permanence. Dans l’histoire, aucun système de surveillance (de masse) n’a existé sans qu’on en ait au moins une fois abusé.
Les derniers bastions de la vie privée qu’étaient les services de table, le pèse-personne ou la brosse à dents sont désormais connectés, collectent des données et participent à la communauté publique mondiale à laquelle nous avons adhéré lorsque nous nous sommes connectés à Internet pour la première fois, communauté qui n’a aucun mur extérieur ni intérieur. Mon médecin saura en permanence quel est mon état de santé et comment j’y contribue. Ma famille et mes amis le sauront aussi, si ce n’est pas déjà le cas, à travers les médias sociaux, et tout ce qui est en soi privé, comme le fait de dormir ou de rêver deviendra public. On pourra manipuler nos pensées et nos émotions sur la base des données que nous aurons consciemment ou inconsciemment partagées.
Les notions de “public” et de “privé” ne feront plus qu’une.
Mais une fois qu’on aura touché le fond et qu’on aura constaté que le coût de la transparence et de l’absence de vie privée est trop élevé, on reviendra vers un monde qu’il ne nous est pas concevable d’imaginer sans vie privée.
Plus on a de vie privée, plus on a de pouvoir sur notre vie.