François Charlet

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Prescription et diffamation sur Internet

04/01/2016 5 Min. lecture Droit François Charlet

Dans un arrêt du 2 décembre 2015 (en italien), qui sera publié au recueil des ATF, le Tribunal fédéral (TF) a été amené à trancher une question de prescription dans une affaire de diffamation commise par le biais d’une publication sur un blog.

Prescription

La prescription est une institution, également connue dans d’autres domaines du droit, qui a son origine dans l’écoulement du temps. Plus le temps passe, plus l’intérêt et le besoin de réprimer une infraction s’estompent, de sorte qu’après un certain temps (art. 97 CP), le droit de l’État de réprimer une infraction s’éteint. On parle alors de “prescription de l’action pénale”.

Il faut en effet que la peine infligée et son application aient un lien direct avec l’infraction commise. Le délai de prescription applicable aux délits contre l’honneur (comme la diffamation) est de quatre ans (art. 178 al. 1 CP).

Mais pour calculer un délai, il faut connaître le jour à partir duquel il commence à courir. La prescription court (art. 98 CP) dès le jour où l’auteur a exercé son activité coupable (let. a), dès le jour du dernier acte si cette activité s’est exercée à plusieurs reprises (let. b), dès le jour où les agissements coupables ont cessé s’ils ont eu une certaine durée (let. c).

Délit continu

Le délit continu (ou plutôt, l’infraction continue ; cf. art. 10 CP sur la notion de crime et de délit) se caractérise par le fait que la situation illicite créée par un état de fait ou un comportement contraire au droit se poursuit. Il est réalisé sitôt accompli le premier acte délictueux, mais n’est achevé qu’avec la fin ou la suppression de l’état contraire au droit (ATF 135 IV 6ATF 132 IV 49).

Par exemple, sont des délits continus le fait de

  • résider en situation irrégulière de manière durable et ininterrompue (art. 115 LEtr),
  • violer l’obligation d’entretien selon le droit de la famille (art. 217 CP),
  • manquer de vigilance en matière d’opérations financières et droit de communication (art. 305ter CP),
  • enlever et séquestrer une personne (art. 183 CP).

Ainsi, lorsqu’on est confronté à un délit continu, le délai de prescription ne commence à courir qu’à partir du jour où les agissements coupables ont cessé.

Délit continu et infraction contre l’honneur

Le TF a considéré que des infractions contre l’honneur réalisées par la publication d’un livre ne pouvaient constituer un délit continu (arrêt 6B_67/2007 du 2 juin 2007). Il en a jugé de même pour un article de presse (ATF 97 IV 153).

Pour le TF, l’acte punissable – soit le fait de publier – est limité dans le temps. Le fait que l’auteur de l’infraction (et donc en principe de la publication) n’ait pas retiré ou à tout le moins corrigé la publication n’y change rien. Autrement dit, même si la publication diffamatoire est encore présente et accessible au public, le délai de prescription de l’action pénale commence au jour de la publication, c’est-à-dire au jour où l’auteur a exercé son activité coupable (art. 98 let. a CP).

Cette conception peut paraitre singulière, mais elle est légalement logique et fondée, au vu de la teneur de l’art. 98 let. a CP. Concevoir un délit continu en matière de publication sur papier me semble compliqué au vu de la définition donnée ci-dessus (art. 98 let. c CP).

Sur Internet, c’est pareil ?

Avec l’appui de la doctrine majoritaire, le TF a estimé qu’il en allait de même pour une publication sur Internet. Le jour à partir duquel le délai de prescription de l’action pénale commence à courir doit rester celui de la publication litigieuse, et non pas celui où le résultat (de l’infraction) est survenu.

Lorsqu’il a rendu ses arrêts sur la diffamation dans des supports papier, le TF conclut qu’il n’y avait aucun élément de continuité de l’infraction. Celle-ci était consommée par la publication et, bien que son résultat perdure un certain temps, il n’y avait pas de délit continu.

À mon avis cependant, le TF n’a pas suffisamment pris en compte dans son raisonnement la nature spécifique d’une publication sur Internet. En effet, une publication sur papier est certainement plus éphémère (alors qu’Internet n’oublie rien) et aussi moins aisément et moins largement accessible pour le public qu’une publication sur un blog qui serait ensuite référencée dans un moteur de recherche. En outre, une publication en ligne peut être plus facilement modifiée et corrigée, bien que des copies d’archive et des versions mises en cache puissent subsister.

Je pense donc que le fait, pour l’auteur (ou le responsable de la publication ; art. 28 CP), de laisser la publication en ligne et accessible à tout un chacun devrait être assimilé à un comportement qui perpétue l’état de fait délictueux. Ce comportement, qu’il soit issu d’une négligence ou d’une volonté propre, devrait empêcher le délai de prescription de commencer à courir, à plus forte raison lorsque l’auteur est conscient du caractère diffamatoire de la publication ou a été prévenu à cet égard.

Juridiquement, la solution du TF est conforme à sa jurisprudence précédente et s’inscrit dans la continuité des arrêts rendus dans des cas d’atteintes à l’honneur. Il est cependant regrettable, à mon avis, qu’il n’ait pas saisi l’occasion d’assouplir les conditions de la poursuite des infractions contre l’honneur commises en ligne, leur nombre ayant explosé ces dernières années.