François Charlet

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On veut vous faire croire que vous n'avez rien à cacher

18/08/2016 25 Min. lecture Opinions François Charlet

Plusieurs événements survenus en 2015 et 2016 ont fait resurgir, pour la énième fois, et de manière tristement dramatique, les défaillances de la (vidéo)surveillance (de masse). Ou plutôt, son inutilité, son incapacité à protéger, à remplir sa mission. Pourtant, on en veut toujours plus et on ne compte plus le nombre de fois où tant les autorités que les individus et sociétés privées déclarent que si on n’a rien à cacher, on n’a rien à craindre. Ou l’on peut être surveillé et traqué, car on n’a rien à cacher.

Cet aphorisme est faux, pernicieux et dangereux (il serait même attribué à Joseph Goebbels ; depuis quand cite-t-on les nazis pour justifier des mesures incisives aux droits et libertés individuels ?). Voici pourquoi.

Avec deux lignes d’écriture d’un homme, on peut faire le procès du plus innocent.

Citation attribuée au Cardinal de Richelieu

L’argument de la sécurité

Les États affirment que la surveillance de masse n’a pour seul but que celui d’assurer notre sécurité. L’État, détenteur de la puissance publique, a notamment pour but d’assurer la sécurité du territoire, celle de ses citoyens, en punissant les individus qui ont un comportement mettant en danger cette sécurité.

Pour maintenir et assurer cette sécurité, en particulier en période de troubles (soyons réalistes, l’Europe se porte plutôt bien : pour une attaque terroriste chez nous, il y en a des centaines au Moyen-Orient ; même le président américain reconnaît que le monde va bien), l’État doit montrer qu’il agit. Il doit montrer à la population qu’il ne reste pas les bras croisés. Et il doit agir rapidement. Par contre, aucun organe de l’État ne veut endosser une quelconque responsabilité si, un jour, un événement tragique se produit, raison pour laquelle les législations proposées par les gouvernements passent la rampe du parlement et des juridictions constitutionnelles sans que ces derniers froncent un sourcil et prennent le courage qu’il faut pour défendre nos libertés.

La formation de nouveaux policiers et agents de sécurité prend des années, c’est donc un objectif à moyen terme. Mais il faut quand même afficher une présence policière, alors on recourt parfois à l’armée. Cette présence n’est souvent que temporaire et n’aide pas à rassurer la population, d’ailleurs. Il faut donc trouver un moyen d’assurer une présence invisible et dissuasive.

La vidéosurveillance ? Fausse bonne idée. Lorsqu’on installe ces caméras, réfléchit-on vraiment au bénéfice que l’on peut en retirer ? Ou n’est-ce qu’une manœuvre politique visant à protéger l’État contre le reproche de ne pas avoir agi ? La question mérite d’être posée puisque des études récentes (par ex. celle de l’IAU, en France) ont démontré que la vidéosurveillance n’a que peu d’effet sur la criminalité.

Tout d’abord, pour mieux faire passer la pilule, on n’hésite pas à faire usage d’une forme de novlangue orwellienne, en rebaptisant la vidéosurveillance en “vidéoprotection”. C’est le cas en France par exemple où un article de loi dispose que

Sous réserve des dispositions de la présente loi, dans tous les textes législatifs et réglementaires, le mot : “vidéosurveillance” est remplacé par le mot : “vidéoprotection”.

On expliquait à l’époque les raisons de ce changement :

[L]e terme de “surveillance” peut laisser penser à nos concitoyens, à tort, que ces systèmes pourraient porter atteinte à certains aspects de la vie privée. Dès lors, il y a lieu de remplacer le mot “vidéosurveillance” par le mot “vidéoprotection”, qui reflète plus fidèlement tant la volonté du législateur que l’action conduite en faveur de nos concitoyens.

Revenons aux études que je mentionnais plus haut et prenons celle de l’American Civil Liberties Union (ACLU) qui se base sur les chiffres et la littérature spécialisée entre 2000 et 2008. Elle constate qu’il est compliqué de mesurer l’efficacité de la vidéosurveillance du domaine public puisqu’il existe un très grand nombre de facteurs qui ont une incidence sur la criminalité. Déclarer qu’une zone sous surveillance vidéo a vu son taux de criminalité baisser ne signifie pas nécessairement qu’il y a une relation de cause à effet entre les deux. Cela peut être dû à une présence policière accrue, un déplacement de la criminalité dans une zone non surveillée, une baisse du taux de signalement de cette criminalité… Dans des études britanniques et des études préliminaires américaines, citées dans l’étude de l’ACLU, on démontre que la vidéosurveillance n’a pas d’impact significatif sur la criminalité. En particulier, si elle a un petit effet sur les infractions contre la propriété, elle n’a aucun effet sur les infractions contre l’intégrité physique.

Se posent les questions du but et de la proportionnalité. S’il était prouvé que la vidéosurveillance avait un effet dissuasif sur la commission d’infractions graves, nul doute qu’il n’y aurait rien à dire. Mais la surveillance du domaine public ne montre des effets dissuasifs que contre des délits mineurs comme un larcin ; elle n’apparaît pas comme proportionnée au but. Quant à la diminution de la criminalité, elle n’est pas effective.

La Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH) a rendu un arrêt en janvier 2016 (Szabó & Vissy c. Hongrie) dans lequel elle rappelle qu’un État ne peut intercepter des communications téléphoniques que si l’organe étatique qui autorise la surveillance confirme qu’il y a des soupçons raisonnables concernant la personne visée, et que l’autorisation de surveillance doit identifier une personne spécifique ou un unique ensemble de locaux. Dit autrement, la CourEDH invalide la collecte d’énormes quantités de données pour y trouver l’aiguille. Trois autres affaires sont attendues au tournant car elles pourraient confirmer cette jurisprudence. La vidéosurveillance fait partie de ces techniques de collecte massive de données.

Vue sous un autre angle, la (vidéo)surveillance ne fait que rassurer la population et viole la sphère privée de celle-ci. Elle lutte contre le sentiment d’insécurité, pas l’insécurité elle-même. L’insécurité n’est, le cas échéant, que déplacée, à défaut d’être combattue.

La vidéosurveillance n’est pas installée pour prévenir le crime, mais pour le punir si l’auteur d’une infraction a été filmé et peut être identifié (vive le hoodie). Personne ne regarde en direct les (éventuels) écrans de contrôle, ou alors ne cible que certaines catégories d’individus en fonction des consignes données par le politique. De plus, la vidéosurveillance n’empêchera jamais un individu de se faire exploser dans un stade de football ou dans un aéroport. Elle risque même de détourner l’attention des gens chargés de notre sécurité, et de leur faire perdre du temps.

Parce que c’est pour notre bien, nous devrions donc accepter de sacrifier notre vie privée (car oui, même dans l’espace public, nous avons droit à notre vie privée). Nous acceptons, car nous pensons qu’on en garde le contrôle. C’est illusoire, comme l’a montré la RTS dans le cadre de l’enquête sur le droit d’accès aux données personnelles.

Mais notre esprit humain est perméable au risque, à la menace. C’est facilement démontrable chaque fois que des événements dramatiques font les gros titres. Nous ne vivons pas (je l’espère) dans une société anxiogène, mais on assiste à une manipulation des tendances et discours sécuritaires, manipulation à laquelle participent les médias. Cette manipulation est le fait d’organes publics comme privés et a comme incidence de pousser la population à surestimer le risque réel, et donc à accepter de nouvelles mesures protectrices (en apparence) mais surtout liberticides.

Cliquez ici si la vidéo ne se lance pas.

La mise à profit de la psychologie humaine

La sécurité est une affaire de ressenti, mais aussi une question de réalité. La réalité de la sécurité revient à estimer, mathématiquement, la probabilité d’un risque et l’efficacité des moyens visant à empêcher la survenance de ce risque. C’est quelque chose que l’on sait faire et que les compagnies d’assurance font constamment. Mais le ressenti de la sécurité n’est pas mathématique et ne repose pas sur des calculs de probabilités. Il est basé sur nos réactions psychologiques au risque et au moyen de le contrer. En effet, il est possible d’être en sécurité (en réalité) sans se sentir en sécurité. On peut aussi se sentir en sécurité et ne pas l’être en réalité.

On sait que la sécurité absolue n’existe pas. Mais il faut aussi se rendre compte ou se rappeler que la sécurité implique une sorte de compromis. On le voit bien à l’aéroport : les passagers échangent de longues minutes d’attente face aux portiques de sécurité où ils sont scannés et fouillés en échange d’une diminution du risque d’un certain type d’événement comme la présence d’une bombe à bord de l’avion.

Il n’est donc pas logique, et cela n’a pas de sens, de ne considérer la sécurité que sous l’angle de l’efficacité des moyens visant à l’assurer. Au lieu de se poser la question “est-ce que cette mesure est efficace contre cette menace ?”, il faut se demander “est-ce un bon compromis ?”. Obliger les ouvriers à porter un casque sur un chantier est un bon compromis au vu des risques encourus. Se promener en ville de Berne avec un gilet pare-balles n’est pas un bon compromis, le risque d’essuyer des tirs étant quasi inexistant pour un citoyen lambda.

Tous les jours nous faisons des choix concernant notre sécurité. La plupart sont faits de manière inconsciente, intuitive. Pourtant, on exagère régulièrement l’importance de certains risques, et on minimise celle d’autres risques.

Notre ressenti de la sécurité diverge de la réalité, et on se trompe. On juge mal l’un des aspects du risque, et on opère ensuite un mauvais compromis. Le fait de contracter toutes les assurances couvrant tous les risques vous fera débourser une fortune en échange d’une grande sécurité contre un événement qui ne se réalisera probablement jamais.

Prenons quatre aspects du risque : sa gravité, sa probabilité, les coûts des moyens de lutte, l’efficacité de ces moyens. Si on surestime la gravité du risque, on surinvestira dans les moyens de lutte. Si on estime que le risque est improbable ou qu’il ne touchera que des tiers, on n’investira pas assez dans les moyens de lutte. Si on surestime le coût des contremesures, on sera moins enclin à les utiliser le moment venu ; à l’inverse, si on sous-estime l’efficacité des mesures, on sera disposé à les utiliser plus souvent qu’on ne le devrait. Dans tous les cas, la mauvaise évaluation d’un paramètre implique un déséquilibre dans le compromis.

Dans son livre Beyond Fear : Thinking Sensibly About Security in an Uncertain World paru en 2003, Bruce Schneier listait cinq “pathologies” qui conduisent les humains d’aujourd’hui à s’inquiéter faussement de certaines choses.

  1. On exagère les risques qui sont spectaculaires, mais rares et minimise les risques courants.
  2. On ne serait pas doués pour évaluer les risques qui sortent de l’ordinaire ou d’une situation “normale”.
  3. On sous-estime les risques que l’on prend volontairement et surestime les risques induits par une situation qu’on ne contrôle pas.
  4. Les risques “personnifiés” sont perçus comme plus importants que les risques “anonymes”.
  5. On a tendance à surestimer les risques dont on parle régulièrement et qui font l’objet d’une attention particulière par le public.

En outre, le monde est compliqué et nécessite un effort particulier pour mieux le comprendre. Ainsi, des choses qui semblent terrifiantes ne présentent pas autant de risques qu’on le croit.

C’est le contraire de ce qu’on essaie de nous faire avaler lorsqu’on nous explique que la menace terroriste est imminente et qu’il convient donc de prendre des mesures extraordinaires, notamment en surveillant tout le monde, pour garantir la sécurité. En profitant du fait qu’on ne peut analyser chaque décision, il n’est pas compliqué de nous présenter des solutions heuristiques et de prendre avantage de cette situation, afin de nous faire croire qu’on est plus en sécurité, plutôt que d’augmenter la sécurité réelle.

En définitive, la (vidéo)surveillance (de masse) est un très mauvais compromis.

Ceux qui abandonnent une liberté essentielle pour acheter un peu de sécurité temporaire ne méritent ni liberté, ni sécurité.

Benjamin Franklin

L’argument de la paranoïa

Le corollaire de ce qui précède est le suivant : ceux qui s’opposent à la vidéosurveillance – mais pas que – ont nécessairement quelque chose à cacher. Parce qu’hier, aujourd’hui et demain je m’oppose à la vidéosurveillance du domaine public et à la surveillance de masse, vous me verrez comme un paranoïaque.

Le paranoïaque est plutôt celui qui installe des caméras de surveillance. Celui qui cherche à se donner les moyens d’espionner vos conversations. Celui qui souhaite savoir ce que vous dites chez vous à vos enfants le soir avant qu’ils s’endorment. Celui qui cherche à savoir ce que vous pensez de lui sans vous poser directement la question.

Si vous croyez contrôler le paranoïaque d’aujourd’hui, pensez-vous que vous contrôlerez celui de demain ? Si vous n’avez rien à cacher aujourd’hui, pensez-vous qu’il en sera de même demain ? Qu’en est-il de votre style de vie, de votre orientation sexuelle, de vos opinions politiques ou religieuses, etc. qui sont aujourd’hui légaux, mais qui pourraient ne plus l’être demain ? Les conséquences de l’eugénisme et du racisme qui sont apparus sous le Troisième Reich en sont un triste exemple.

Il est aussi à relever que ceux qui mettent en œuvre la surveillance s’étonnent lorsqu’on leur demande des comptes. Ainsi des journalistes qui demandent à la police d’avoir accès aux images de vidéosurveillance sur lesquels ils se trouvent, comme le prévoit la loi. Alors que celle-ci ne pose pas de condition particulière pour accéder à ces images, la police a demandé les raisons de cette demande d’accès et rétorqué que si le requérant n’avait pas une bonne raison d’accéder aux images, elle ne voyait pas pourquoi elle effectuerait des recherches coûteuses en temps. (Le respect de la loi et d’un droit constitutionnel, ce n’est pas suffisant comme raison ?) En outre, comme les images étaient effacées après quelques jours, le temps qu’elle effectue les recherches, les images n’existeraient plus. Cela me sidère.

Un élément doit encore être pris en compte, et il est souvent oublié. L’espace public n’est pas l’endroit où la criminalité est la plus élevée. Selon le rapport annuel 2015 de la statistique policière de la criminalité (SPC) de l’Office fédéral de la statistique, on constate que l’endroit où la majorité des infractions sont commises est l’espace privé, celui-ci étant défini “par les quatre murs, c’est-à-dire les endroits privés non accessibles à d’autres personnes”.

En d’autres termes, si l’on poussait le raisonnement jusqu’à l’extrême, voire l’absurde, c’est dans votre chambre à coucher qu’il faudrait mettre une caméra, pas dans la rue. Mais vous n’accepteriez jamais une telle mesure. Devrait-on alors considérer que vous avez quelque chose à cacher ? Et pourquoi accepte-t-on cette caméra dans la rue et pas chez soi ?

La surveillance génère de la suspicion alors que notre société repose sur la confiance. Avez-vous déjà songé à un renversement du principe de la présomption d’innocence ? Dans nos démocraties, il revient à l’accusation d’amener les preuves de votre culpabilité. Si la vidéosurveillance peut amener une telle preuve, elle peut aussi vous faire amener au poste pour interrogatoire parce que vous apparaissez sur des images vidéo. Bien qu’innocent, vous devrez vous justifier et expliquer pourquoi vous vous trouviez là, au mauvais endroit et au mauvais moment.

Mais ce n’est pas le plus choquant. Ceux qui demandent plus de caméras, plus de surveillance, ceux qui nous font culpabiliser avec leur rhétorique du “je n’ai rien à cacher” sont précisément ceux qui cachent leur argent à Panama, ceux qui ne veulent pas de transparence à leur égard, ceux qui refusent d’être filmés… Bref, ceux qui ont le pouvoir et qui ne sont pas disposés à le partager et à montrer de manière transparente comment ils s’en servent.

Peut-être faut-il avoir quelques chiffres pour voir l’invisible. Un site répertorie et affiche les caméras de surveillance sur une carte. Voici ce que cela donne pour Zurich (lien indisponible). Ces chiffres sont loin de la réalité, comme le prouve la carte de Londres (lien indisponible) où l’on sait que des millions de caméras sont installées.

[…] Derrière les manifestations de cette justice, derrière mon arrestation par conséquent, pour parler de moi, et derrière l’interrogatoire qu’on me fait subir aujourd’hui, se trouve une grande organisation, une organisation qui non seulement occupe des inspecteurs vénaux, des brigadiers et des juges d’instruction stupides, mais qui entretient encore des juges de haut rang avec leur indispensable et nombreuse suite de valets, de scribes, de gendarmes et autres auxiliaires, peut-être même de bourreaux, je ne recule pas devant le mot. Et maintenant le sens, messieurs, de cette grande organisation ? C’est de faire arrêter des innocents et de leur intenter des procès sans raison et, la plupart du temps aussi – comme dans mon cas – sans résultat.

Extrait de l’œuvre “Le Procès”, de Franz Kafka

L’argument du chiffrement

À côté de la vidéosurveillance, il y a la surveillance de masse des télécommunications, dont j’ai déjà vigoureusement contesté l’utilité.

En usant du même argument “rien à cacher”, les États cherchent à légiférer pour diminuer ou interdire l’usage du chiffrement des communications. Ou ils cherchent à forcer les concepteurs de logiciels à créer des failles dans leurs systèmes afin que ces failles puissent être exploitées par les forces de l’ordre et les services de renseignement si nécessaire (cf. affaire Apple vs FBI).

Les autorités affirment que le chiffrement les empêche de savoir ce que leurs citoyens se disent. C’est vrai, et c’est tant mieux. Mais elles déclarent aussi que les terroristes utilisent aussi ce chiffrement et qu’il représente donc un risque. Devrait-on alors interdire les camions sur territoire français après l’attentat de Nice ? Ce raisonnement est absurde.

Les terroristes n’ont pas besoin de chiffrer leurs communications pour planifier des attentats. Ils peuvent se rencontrer physiquement, voire utiliser des téléphones à carte prépayée. C’est ce qu’ont fait les auteurs des attentats de novembre 2015 à Paris pour éviter d’être repérés par les services de renseignement.

Ce qu’oublient nos autorités, c’est que le chiffrement permet aussi de protéger des individus, des innocents. Des journalistes, des lanceurs d’alertes, des populations vivant dans des pays totalitaires, des gens opprimés, des résistants, des combattants pour les libertés individuelles, etc.

Et le “problème” des autorités n’a rien à voir avec le chiffrement en lui-même. C’est une histoire d’accès. Car ce qu’elles n’aiment pas, c’est de se retrouver face à une porte impossible à ouvrir, et de ne pas savoir ce qu’il y a derrière. Le fait que la porte soit là n’est pas un problème, tant qu’on peut l’ouvrir.

La France a décidé récemment de pousser une initiative européenne pour lutter contre le chiffrement, à nouveau au nom de la lutte contre le terrorisme. Là encore, on rate la cible. Certes, des terroristes se servent du chiffrement pour communiquer, mais il semblerait que les terroristes soient assez mauvais à ce jeu-là, que la problématique ne soit pas nouvelle au point de remontrer avant même le 11 septembre 2001 et qu’ils laissent encore suffisamment de traces ailleurs pour qu’ils puissent être surveillés.

On voudrait donc des backdoors, ou “portes dérobées”. De cette manière, on affaiblirait le chiffrement en créant des failles dans les systèmes dont l’existence ne serait divulguée qu’aux autorités. Sauf que ce ne sera qu’une question de temps avant que des nuisibles ne les trouvent et ne les exploitent à leur tour, contre nous, contre nos autorités.

Volkswagen, qui n’est plus à un scandale près, est aujourd’hui accusée d’avoir laissé survivre une vulnérabilité qui permettrait de démarrer au moins 100 millions de voitures de la marque et de les conduire sans clé. En cause, une valeur dans le chiffrement du signal radio émis par la clé qui serait commun à des millions de clés. Il suffit d’un clic sur la clé avec émetteur radio. Et aucun signal n’avertit le conducteur que la voiture a été compromise. À cette échelle, il est hautement improbable que cela soit un oubli ou une erreur, ce d’autant que les individus qui ont mis au jour cette vulnérabilité ont été attaqué en justice par VW, ce qui a retardé de deux ans la publication de leur trouvaille. Ni vous, ni personne ne voudra se servir d’une voiture (autonome) dont le système peut être piraté parce que le chiffrement utilisé est faible.

Enfin, il faut marteler que le chiffrement est bien plus utile aux individus comme vous et moi qu’aux criminels. Ne serait-ce que parce que les criminels ne sont pas majoritaires dans ce monde. En particulier, le chiffrement est indispensable aux personnes qui agissent pour dénoncer des abus et qui se dressent contre le pouvoir et les autorités. Ces personnes sont indispensables à la démocratie. Abolir le chiffrement les rendrait vulnérables. C’est grâce au chiffrement qu’on pourra protéger efficacement certains droits humains, comme la liberté d’expression et la vie privée.

Certes, il y a des intérêts publics à ce que les services de renseignement collectent et échangent des informations, mais pas à un tel niveau de secret ni à une telle échelle. Précisément ce que Snowden a divulgué. Grâce au chiffrement. Même Michael Hayden, ancien chef de la CIA et de la NSA soutient que le chiffrement est essentiel et que l’Amérique est mieux protégée avec un chiffrement de bout en bout incassable.

Il y a un compromis à faire entre une preuve que l’on ne pourra pas récupérer à cause du chiffrement dans une affaire, et la liberté ainsi que les droits de chacun dans nos démocraties. Même aujourd’hui, il peut arriver que des enquêteurs ne voient pas un élément important sur une scène de crime, et il existe des règles de droit sur les preuves obtenues illégalement, ou qui ne peuvent simplement pas être utilisées dans une procédure. Ces règles sont là pour protéger les personnes d’éventuelles erreurs et abus de pouvoir, ainsi que pour assurer un niveau de justice des plus élevés.

Sans chiffrement, et avec les moyens de surveillance actuels, nous ne serons plus des citoyens de notre État, mais des suspects.

Dire que l’on se fiche du droit à la vie privée parce que l’on n’a rien à cacher revient au même que de dire qu’on se fiche de la liberté d’expression parce que l’on n’a rien à dire.

Edward Snowden

L’argument du contenu

Dans le cadre de la surveillance des télécommunications, on nous répète jusqu’à plus soif que le contenu de nos messages, emails et appels téléphoniques n’est pas accessible aux autorités. À la bonne heure !

Nous savons depuis de nombreuses années (au moins depuis 1999) qu’on nous écoute. Ce que Snowden a révélé par contre, c’est l’ampleur de l’écoute, et surtout que ce sont les données accessoires (ou metadatas) qui intéressent les gouvernements. Grâce à ces metadatas, il est possible de créer des réseaux entre individus. Quant au contenu de nos conversations, il intéresse surtout les sociétés privées qui nous traquent pour nous vendre de la publicité.

Ces metadatas sont composées d’une multitude d’éléments, comme l’adresse IP, la date, l’heure, le nom du réseau Wifi, l’adresse email ou le numéro de téléphone du correspondant, la localisation GPS, l’antenne GSM, etc. Autrement et grossièrement dit, tout ce qui ne constitue pas la matière du message, mais ses annexes, est une metadata.

Le croisement de toutes ces données permet de déterminer où habite une personne, qui elle rencontre, avec qui elle échange, où elle travaille, comment elle se rend au travail, où et quand elle va faire ses courses, etc. Bref, le contenu des conversations devient presque accessoire lorsqu’on dispose de toutes ces informations.

Et c’est précisément là que le bât blesse. Le simple fait que vous soyez en contact avec une personne qui est surveillée va vous placer sur la liste des personnes à surveiller. Ainsi, un journaliste qui rencontre sa source ne la protège pas s’il ne désactive pas totalement ses appareils lorsqu’il la rencontre (et elle aussi). Les metadatas permettront de déterminer avec qui il était, quand et à quel endroit.

Mais une image vaut autant que mille mots.

Daily Mail UK
Daily Mail UK

Le problème de la lecture et de la démocratie

Qu’il est loin le temps où l’on pouvait lire et se documenter chez soi sans qu’un juge nous mette en prison pour deux ans parce qu’on a eu le malheur de lire des textes faisant l’apologie du terrorisme, alors même qu’on était inconnu des services de renseignement !

Depuis l’avènement d’Internet, du web, du livre électronique, il est facile de savoir ce qu’une personne lit, quels sites elle fréquente régulièrement, etc. Ça doit être affolant pour les services de renseignements et les sociétés privées de voir les titres des articles et livres que lisent les citoyens. Parmi ceux-ci, il y a le Français qui lit un texte faisant l’apologie du terrorisme. Il ne sait sans doute pas que son gouvernement a décidé que la lecture répétée d’un tel texte était un crime passible de prison si elle était faite de “mauvaise foi” ou sans juste motif.

Dans ce cas, ce n’est pas à l’État d’apporter la preuve que vous avez consulté ces sites sans motifs ou de mauvaise foi, mais c’est à vous de prouver que vous êtes innocent de ce dont on vous accuse, ce qui est, encore une fois, en parfaite violation des principes du droit pénal.

Ce même gouvernement n’a pas jugé utile de criminaliser la lecture d’autres ouvrages ou sites qui incitent à la haine. La lecture répétée, voire l’abonnement à des revues prônant le racisme ou l’antisémitisme n’est pas un crime, mais la lecture de textes faisant l’apologie du terrorisme en est un.

La criminalisation de la lecture ouvre une fenêtre temporelle vers la période où sévissait l’Inquisition, qui condamnait ceux qui lisaient des livres non préalablement approuvés par l’Église. Depuis quand enferme-t-on un individu pour avoir lu un article, un livre, qui plus est dans l’intimité de son chez-soi ? D’ailleurs, cela reviendrait à présumer l’intention délictuelle. Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez eu conscience et volonté de commettre un crime, chez vous, lorsque vous vous êtes saisi d’un livre et que vous avez commencé à le lire ? Moi non plus.

L’État, à tout le moins Amazon, sait que j’ai lu Le Procès de Kafka sur mon iPad (merci le domaine public). Et cela me pose un sérieux problème de penser qu’aujourd’hui, on peut savoir ce que je lis même quand je suis chez moi, lové dans mon pouf, ma tablette sur les genoux. Car la lecture et l’information sont essentielles au fonctionnement de la démocratie, de la société, et elles sont essentielles pour moi, en tant qu’individu, notamment pour ma culture et mon sens critique.

Le fait que ce que je lis soit ou non moralement condamnable ne regarde personne d’autre que moi. Mais ce qui est bien plus condamnable, c’est un gouvernement qui est capable – grâce aux outils de surveillance – de savoir ce que lisent les citoyens qui l’ont élu, et qui est légalement autorisé par le parlement à incarcérer ces électeurs pour des lectures qu’il ne tolère pas.

Vous n’avez toujours rien à cacher ?

Vous ne comprenez toujours pas pourquoi vous devez vous protéger, même si vous pensez ne rien avoir à cacher ? Relisez le texte sur l’image ci-dessus. Vous ne vous protégez pas vous, vous protégez les autres. En adoptant un comportement responsable, en refusant la surveillance de l’État et des sociétés privées, en poussant vos connaissances à utiliser des méthodes de communications chiffrées de bout en bout, en désactivant la géolocalisation de vos appareils, en utilisant des pseudonymes, en n’utilisant jamais votre adresse email professionnelle en dehors du travail, etc.

La question à se poser n’est pas “ai-je quelque chose à cacher ?” mais “jusqu’à quel point suis-je prêt à dévoiler publiquement des informations à mon sujet ?”.

Nous avons tous une limite, pour certains elle est atteinte plus rapidement que pour d’autres. C’est cette limite qu’on doit protéger. C’est cette limite que vous foulez au pied en déclarant n’avoir rien à cacher.

Allez-vous rendre publics votre orientation sexuelle, votre casier judiciaire, vos relevés bancaires, le dossier médical que conserve votre médecin, le dossier de votre divorce que détient votre avocat, votre passeport, un scan de votre signature, votre permis de conduire, le nom des proches que vous ne pouvez pas supporter, tous les films que vous avez regardés, vos déclarations d’impôts des dix dernières années, etc. ? Si c’est le cas, vous n’avez vraiment rien à cacher. Mais si vous avez répondu non à une seule de ces informations, alors le droit à la vie privée a encore un sens pour vous, bien qu’abstrait, et vous devriez enfermer aux oubliettes cet aphorisme débilitant.

Pour une version didactique de tout ce qui précède, je ne peux que vous conseiller l’expérience Do Not Track.

Conclusion

Après cette longue tirade, vous avez peut-être saisi où je veux en venir.

Le 25 septembre 2016, les Suisses vont voter sur la loi fédérale sur le renseignement, LRens de son petit nom.

Si le référendum contre la nouvelle loi sur la surveillance des télécommunications (LSCPT) a échoué, ce dont je suis plutôt content, il ne faut pas laisser passer cette loi sur le renseignement qui vise, bien évidemment, à élargir les pouvoirs de collecte de données du Service de renseignement de la Confédération (SRC).

Une fois n’est pas coutume, je n’ai pas exposé spécifiquement pourquoi cette loi est mauvaise. Cet article avait un but plus large, moins technique : faire comprendre que la surveillance a un coût et que, malgré son invisibilité et l’absence de conséquence immédiate dans notre quotidien, elle aura – et commence déjà à avoir chez nos voisins – des effets néfastes qui laissent entrevoir un retour aux années sombres de la Stasi…

Rue89 disait il y a un an que nous étions résignés face à la collecte de données, mais pas consentants. Il faut aujourd’hui envoyer un signal clair à nos autorités que nous ne sommes ni résignés ni consentants.

Non ! Je ne suis pas M. K, mais vous, vous êtes comme tout le monde. Vous ressentez cette peur profonde, irraisonnée, d’être un jour mis en examen, appelé en jugement pour une faute que vous n’auriez pas commise, et d’être incapable de vous justifier. Voilà pourquoi vous écouterez toujours le récit d’un homme qui se prétend innocent, victime d’on ne sait quel effroyable malentendu ! Voilà pourquoi vous espérerez toujours au fond de vous qu’il dise la vérité, qu’il finira par échapper à ses bourreaux ! Car il est dans la nature de chacun de vouloir faire appel, de plaider la cause qui lui est la plus chère, la sienne, et d’exiger d’être reconnu innocent, quitte à accuser l’humanité entière de ses propres fautes. Oserez-vous pour autant parier sur cette innocence ? Prenez dix personnes au hasard dans la rue ! À coup sûr, vous pouvez affirmer leur culpabilité. Si ce n’est pas pour la faute dont vous les accuserez, ce sera pour une autre, quand bien même vous ignorerez laquelle. Mais leur innocence ? Voilà aussi pourquoi, finalement, vous les condamnerez ! Comme je le fus, au bénéfice du doute s’il le faut…

Extrait de l’œuvre “Condamné au bénéfice du doute”, de Pierre Béguin (2016)