François Charlet

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La vie privée : une préoccupation de riches ?

02/06/2017 3 Min. lecture Opinions François Charlet

Dans l’Antiquité grecque, il y avait une distinction entre la vie publique (Κοινός, qu’on peut rapprocher de la res publica romaine) et privée (ἴδιος, qui appartient en propre à quelqu’un). Étymologiquement, le mot français “idiot” nous vient, par le latin, du grec idiôtès qui signifie “simple particulier”, “homme de condition modeste”, ou “homme sans éducation, ignorant”. Ainsi, en comparaison des individus qui s’engageaient dans la vie publique et qui faisaient partie d’une classe sociale plus élevée ou en fréquentaient les membres et accroissaient leur notoriété, les autres restaient dans l’idiôtès.

Faisons un bon de 2500 ans. Lorsque les États-Unis ont décidé d’autoriser les fournisseurs d’accès à internet à monétiser les données de leurs clients sans leur consentement préalable, beaucoup ont déclaré que les citoyens pouvaient trouver des moyens techniques pour protéger leurs actions en ligne (notamment par le biais de VPN). Or ces moyens ne sont pas gratuits. Et si vous ne pouvez vous les offrir, mais que vous tenez quand même à votre vie privée, un membre du Congrès US estime qu’il vous suffit de ne pas utiliser internet.

En Suisse, de plus en plus d’assurances (notamment automobile et maladie) offrent des réductions de primes aux assurés qui acceptent de fournir des données sur leur pratique sportive, leur manière de conduire, etc. Cet exemple est symptomatique: en échange de données sur notre pratique sportive et notre façon de conduire, l’assuré obtient une réduction de prime (et incidemment, il est en principe plus prudent sur la route et en meilleure santé). En d’autres termes, abandonner un peu de vie privée profite non seulement à l’individu lui-même (doublement même), mais aussi à la société. Notre vie privée vaut donc quelque chose, sinon on ne la monétiserait pas, sous tous ses aspects possibles et imaginables.

C’est un droit fondamental qui est vu comme un luxe, voire un bien de consommation, par exemple lorsqu’il s’agit de s’offrir une maison. En Suisse, un droit fondamental n’a qu’une portée verticale et ne vise pas la relation entre les particuliers, mais seulement entre l’État et les citoyens. Mais il faut rappeler ici que l’art. 35 al. 3 Constitution fédérale prévoit que les autorités veillent à ce que les droits fondamentaux, dans la mesure où ils s’y prêtent, soient aussi réalisés dans les relations qui lient les particuliers entre eux. Cette disposition est tout à fait subsidiaire, malheureusement.

Les deux exemples mentionnés ci-dessus illustrent le risque que représentent ces nouvelles pratiques: les seules personnes qui peuvent prétendre à une protection de leur vie privée efficace sont celles qui auront les moyens financiers pour garder les fouineurs à l’écart. Les autres seront contraintes d’échanger ce droit pour pouvoir s’offrir un bol d’air financier supplémentaire.

Alors que la loi fédérale sur la protection des données est en cours de révision totale, peut-être devrait-on relire le préambule de notre Constitution qui parle de liberté, démocratie, indépendance, paix, solidarité et responsabilité envers les générations futures et rappelle “que seul est libre qui use de sa liberté et que la force de la communauté se mesure au bienêtre du plus faible de ses membres”… La vie privée doit rester un droit et ne pas constituer une monnaie d’échange. Nous ne somme pas des idiots.