François Charlet

Actualités, opinions et analyses juridiques et technologiques internationales et suisses

Publicité ciblée et médias en ligne : un mal facultatif ?

29/07/2019 9 Min. lecture Opinions François Charlet

L’avenir des médias n’est pas rose. La numérisation et les contenus “gratuits”, pour ne citer que ces deux éléments, ont exigé des médias traditionnels qu’ils repensent leurs activités, diversifient leurs sources de revenus, proposent de nouveaux services adaptés non seulement aux envies et besoins du lectorat, mais aussi aux nouveaux canaux de distribution de l’information.

Des abonnements ad nauseam

Il y a encore une dizaine d’années, le journal (papier) était, avec le téléphone mobile et l’ADSL, un des seuls services à être proposé par le biais d’abonnements, notamment annuels. Depuis, Netflix est passé par là, tout comme Spotify et Apple pour la musique, Microsoft et Sony pour le jeu en ligne, et d’autres encore. Les gens croulent sous les abonnements, ceux-ci représentant des frais fixes qui, cumulés, constituent une charge financière importante. Ainsi, on ne s’abonne plus qu’à un seul média, au lieu de deux ou trois il y a encore quelques années, par exemple Le Temps, L’Hebdo (paix à son âme), Vigousse, Bilan. Le Monde relaie d’ailleurs une étude de l’Institut Reuters du mois de juin 2019 dont les auteurs

voient se dessiner une “fatigue de l’abonnement”, concept selon lequel “les gens en ont marre qu’on leur demande de payer séparément différents services en ligne”.

Ainsi, s’il est compliqué d’acquérir des lecteurs qui sont prêts à payer pour consulter les contenus d’un média, leur faire souscrire un abonnement revient à accomplir une gageüre.

Quand publicité rime avec surveillance des lecteurs

Dans la stratégie de diversification des sources de revenus, l’insertion de bandeaux ou pages publicitaires dans un média a longtemps permis d’assurer à celui-ci une manne financière complémentaire, voire salutaire. Schématiquement et grossièrement résumé, la publicité dans un média fonctionne ainsi :

  • Dans un média papier, la publicité est imposée au lecteur. Elle figure dans les pages du journal, à des endroits déterminés par le média et par l’annonceur, notamment en fonction du prix payé par celui-ci. L’annonceur choisit un média dans lequel afficher sa publicité en fonction de critères, notamment la démographie des lecteurs. L’annonceur n’a cependant pas d’indication sur la pertinence et l’effet (succès ou échec) de sa publicité. Le taux de conversion (combien de lecteurs du média ont été transformés en acheteurs pour l’annonceur) est difficile, voire impossible à déterminer.
  • Dans un média proposé sur le web ou une application mobile, la publicité est également imposée au lecteur (parfois à tel point qu’elle en devient carrément envahissante). Elle figure aussi à des emplacements déterminés par le média et l’annonceur ou l’intermédiaire de celui-ci (le plus souvent via des systèmes d’enchères en temps réel). Grâce à divers outils informatiques, l’annonceur (et dans certains cas le média) reçoit des métriques sur le nombre de chargements de sa publicité, le nombre de clics, et le nombre de lecteurs qui ont été jusqu’au bout du processus d’achat.

Le marché de la publicité en ligne

La publicité en ligne implique systématiquement l’usage de technologies de traçage et de suivi du comportement des lecteurs (behavioural tracking) comme les cookies, non seulement sur le site du média consulté, mais aussi en dehors. En théorie, la possibilité de suivre le comportement des usagers devrait avoir un effet bénéfique pour tous les acteurs impliqués. Par exemple, si les participants aux systèmes d’enchères sont prêts à dépenser plus, cela devrait par conséquent augmenter les revenus des médias qui affichent lesdites publicités.

Mais attardons-nous quelques instants sur les cookies et intéressons-nous au système d’enchères. (N.B. les cookies de suivi ne sont pas le seul moyen de suivre le comportement des utilisateurs en ligne.)

Les cookies sont des fichiers qui peuvent être stockés sur le navigateur d’un utilisateur et qui sont utilisés pour suivre l’activité d’un utilisateur en ligne. Lorsqu’un média décide de louer ses espaces publicitaires par le biais d’enchères, il rejoint le réseau publicitaire d’une bourse d’annonces. Celle-ci est alors en mesure d’installer des cookies de suivi sur les navigateurs des visiteurs du ou des sites web du média. Ce faisant, la bourse est en mesure d’identifier un utilisateur donné sur n’importe quel site web faisant partie du réseau de la bourse et, par conséquent, de suivre l’utilisateur sur plusieurs sites web et de recueillir des informations sur son comportement en ligne.

Cela permet à la bourse de faire des déductions sur les intérêts et les préférences de l’utilisateur et de classer l’utilisateur comme appartenant à une audience spécifique. Par exemple, un utilisateur qui navigue fréquemment sur des sites web consacrés à l’automobile sera catégorisé comme faisant partie de l’audience des consommateurs amateurs d’automobiles. Par conséquent, lorsqu’une vente aux enchères est organisée pour montrer une publicité à l’utilisateur, la bourse peut récupérer le cookie associé à l’utilisateur et utiliser les informations associées pour permettre aux annonceurs de cibler de manière comportementale les publicités à cet utilisateur.

Toutefois, si la bourse n’est pas en mesure d’installer des cookies sur la navigateur de l’utilisateur (parce que, par exemple, le navigateur de l’utilisateur ne le permet pas), les audiences auxquelles l’utilisateur appartient supposément ne peuvent pas être identifiées, et ces informations ne peuvent pas être récupérées par bourse pendant la vente. Lorsqu’aucun cookie n’est associé à un utilisateur donné, les annonceurs peuvent toujours enchérir pour afficher leurs publicités à ce visiteur, mais ni eux ni la bourse ne peuvent cibler leurs publicités de manière comportementale. Les annonces peuvent cependant être ciblées en fonction d’autres caractéristiques, comme le contenu (ciblage contextuel).

Revenus des médias grâce à la publicité ciblée

Une étude académique américaine (dont sont tirées les explications ci-dessus) publiée en mai 2019 a analysé les revenus des médias issus de la publicité en ligne et les technologies de traçage des internautes.

Les chercheurs ont d’abord déterminé si un cookie était présent et utilisé, et ont ensuite contrôlé un certain nombre d’autres facteurs comme le type d’appareil, la localisation, etc. pour voir comment les cookies contribuent à augmenter les revenus du média (en terme de CPM). Cette analyse est basée sur les données d’une seule grande société américaine qui détient plusieurs médias, pendant une semaine en mai 2016, ce qui devrait nous pousser à faire preuve de prudence quant aux résultats qui suivent.

En matière de publicité en ligne, le média reçoit comme revenu une partie des offres provenant des bourses d’annonces. La présence du cookie n’est, étonnamment, pas déterminante de ce point de vue. En effet, lorsque le cookie de l’utilisateur est disponible, les revenus du média augmentent d’environ 4 %. Selon l’étude, l’augmentation est significative d’un point de vue statistique, mais d’un point de vue économique, l’augmentation correspondrait à une augmentation moyenne de seulement 0,00008 $ par annonce.

Ils précisent que leurs résultats peuvent être interprétés comme le revenu généré pour les média grâce à la présence d’un cookie, pas grâce à la publicité comportementale, même s’il y a une corrélation claire entre les deux.

Les chercheurs donnent l’exemple suivant pour illustrer leur conclusion.

Prenons l’exemple d’un site Web avec 500 000 sessions par jour. Le nombre moyen de pages vues par session est de 2 et le nombre moyen d’annonces affichées sur chaque page est de 4. Au total, le site affiche une moyenne de 4 millions d’annonces par jour. Si le site Web devait décider de ne pas installer de cookies, il perdrait environ 320 $ en revenus par jour, soit près de 10 000 $ par mois. Si la mise en place de cookies de suivi sur les visiteurs était gratuite, le site Web perdrait de l’argent.

Ces chiffres doivent réellement être pris avec des pincettes. En particulier, la question de la présence ou de l’absence du cookie est problématique car il existe deux types de cookies qui jouent un rôle dans la publicité en ligne : le cookie interne (celui du site visité) et le cookie tiers (celui d’un site non visité mais lié au site visité). Dans la pratique, ces deux types de cookies sont extrêmement différents et l’étude ne mentionne pas quel cookie a été utilisé. On peut cependant supposer que le cookie interne était le seul à disposition des chercheurs puisqu’ils ont analysé les données d’un média.

Commentaire et coup de gueule

Il serait facile de sauter à la conclusion que si un média ne perd que 4% de ses revenus liés à la publicité en ligne lorsqu’on empêche le tracking comportemental (et l’utilisation d’un cookie à cette fin), il pourrait renoncer à afficher des publicités en ligne qui utilisent cette technique, par exemple dans le but de protéger la sphère privée de ses lecteurs dont les moindres faits et gestes, lorsqu’ils lisent un média papier, ne sont pas scrutés et analysés, contrairement à la version en ligne.

Cependant, on ne peut décemment pas les blâmer. Le monde numérique vit une période de concentration alarmante : de plus en plus de pouvoir se retrouve entre de moins en moins de mains, à tel point qu’il est devenu de plus en plus difficile pour les médias de résister à l’insistance des annonceurs sur les publicités ciblées.

Le danger pour les médias en ligne qui proposent des contenus payants serait que leurs lecteurs se servent de bloqueurs de publicités (adblockers), empêchant non seulement le tracking comportemental mais aussi l’affichage des publicités. Si les publicités ne sont pas au moins affichées, qu’elles soient basées sur le comportement du lecteur ou non, le média verra ses revenus baisser.

Personne ou presque n’aime la publicité. De plus en plus d’internautes utilisent des adblockers, ce qui pousse les médias (et d’autres sites, en particuliers ceux qui dépendent totalement des revenus publicitaires) à bloquer l’accès à leur site à ces internautes, quand bien même ils ont souscrit un abonnement. Les médias utilisent donc des adblockers-blockers. A l’exemple, regrettable, du magazine Bilan, auquel je suis pourtant abonné et que je ne souhaite pas stigmatiser ici.

La riposte ne s’est pas fait attendre : les internautes utilisent désormais des adblockers-blocker-blockers. Le jeu du chat et de la souris continue…

Mais n’est-ce pas contre ce modèle “à prendre ou à laisser” qui sévit sur le web que nous devrions nous battre ? Partout, on ne nous propose que des formulaires où il faut cliquer sur “J’accepte”, soit s’en aller. Aujourd’hui je ne suis plus d’accord.

Je suis abonné à Bilan, un média sérieux dont je respecte le travail et que j’ai voulu soutenir car nous avons besoin de nombreux médias pour que la démocratie fonctionne. Si je suis d’accord pour que des publicités soient affichées lorsque je navigue sur le site de Bilan, je refuse que ces publicités analysent mon comportement actuel et passé.

C’est pourquoi, tant que ceci n’aura pas changé, je continuerai à utiliser un adblocker, ainsi qu’un adblockers-blocker-blocker. Les revenus des annonceurs et des grands groupes technologiques qui ont fait main basse sur les bourses d’annonces vont baisser. Mais ce qui est malheureux, c’est que le média auquel je suis abonné sera une victime collatérale. Et j’en suis désolé. Vraiment. Mais je crois sincèrement que nous n’avons pas d’autre choix si nous voulons regagner notre autodétermination technologique, et celle de nos données personnelles.