CJUE : un ayant droit ne peut réclamer l'adresse email ou IP d'un pirate à YouTube
La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu aujourd’hui son arrêt dans la cause C-264/19. Il s’agissait d’un renvoi préjudiciel introduit par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice en Allemagne ; l’équivalent suisse du Tribunal fédéral) dans l’affaire opposant Constantin Film Verleih GmbH à YouTube LLC et Google Inc.
Faits
Constantin Film Verleih GmbH dispose en Allemagne des droits d’exploitation exclusifs notamment sur les œuvres cinématographiques “Parker” et “Scary Movie 5”. En 2013 et 2014, ces œuvres ont été distribuées sans son accord sur YouTube. Lesdites œuvres y ont été visionnées plusieurs dizaines de milliers de fois.
Constantin Film Verleih a exigé de la part de YouTube et de Google (en tant que société mère de la première) qu’elles lui fournissent un ensemble d’informations relatives à chacun des utilisateurs ayant procédé au partage des films susmentionnés sur YouTube.
Constats du Bundesgerichtshof
Pour charger des vidéos sur YouTube, les utilisateurs doivent d’abord créer un compte utilisateur auprès de Google. L’ouverture du compte ne nécessite que l’indication d’un nom, d’une adresse e-mail et d’une date de naissance. Ces données ne sont habituellement pas vérifiées et l’adresse postale de l’utilisateur n’est pas demandée.
Cependant, pour pouvoir publier sur YouTube des vidéos d’une durée supérieure à 15 minutes, l’utilisateur doit renseigner un numéro de téléphone mobile pour lui permettre de recevoir un code d’activation, qui est nécessaire pour effectuer une telle publication. Par ailleurs, selon les conditions générales d’utilisation et de protection des données communes de YouTube et de Google, les utilisateurs de la plateforme YouTube autorisent le stockage des journaux de serveur, y compris l’adresse IP, la date et l’heure d’utilisation et les différentes requêtes ainsi que l’utilisation à l’échelle du groupe de ces données.
Constantin Film Verleih a cherché à obtenir les noms et adresses postales des utilisateurs, mais n’a obtenu que des noms d’utilisateurs fictifs. Il a donc demandé à ce qu’il soit ordonné à YouTube et Google de lui fournir des informations supplémentaires pour identifier les utilisateurs ayant partagé les films sur YouTube.
Les informations supplémentaires réclamées étaient les adresses e-mail et les numéros de téléphone mobile ainsi que les adresses IP qui ont été utilisées par les utilisateurs en cause pour le chargement des fichiers, avec la date et l’heure (minutes, secondes et fuseau horaire inclus), ainsi que l’adresse IP des utilisateurs lors de leur dernier accès à YouTube, également avec des indications temporelles.
Par son jugement du 3 mai 2016, le Landgericht Frankfurt am Main (tribunal régional de Francfort-sur-le-Main, Allemagne) a rejeté la demande de Constantin Film Verleih. En revanche, sur appel de cette dernière, par un arrêt du 22 aout 2018, l’Oberlandesgericht Frankfurt am Main (tribunal régional supérieur de Francfort-sur-le-Main, Allemagne), a partiellement fait droit à la demande de Constantin Film Verleih, et a condamné YouTube et Google à lui fournir les adresses e-mail des utilisateurs en cause, tout en rejetant cet appel pour le surplus.
Par son pourvoi en Revision, introduit devant le Bundesgerichtshof, Constantin Film Verleih a persisté à exiger de YouTube et Google à lui fournir les numéros de téléphone mobile ainsi que les adresses IP des utilisateurs en cause. YouTube et Google ont requis le rejet total de la demande de Constantin Film Verleih, également en ce qui concerne la communication des adresses e-mail des utilisateurs en cause.
Renvoi préjudiciel
YouTube et Google ont refusé de fournir certaines informations exigées par Constantin Film Verleih relatives à des utilisateurs de YouTube, en particulier, leurs adresses e-mail et numéros de téléphone ainsi que les adresses IP utilisées par ceux-ci tant au moment du chargement des films concernés qu’au moment du dernier accès à leur compte Google/YouTube.
Le Bundesgerichtshof a estimé que l’issue du litige dépendait de l’interprétation de l’art. 8 al. 2 let. a de la directive 2004/48, et, en particulier, de la réponse à la question de savoir si les informations supplémentaires demandées par Constantin Film Verleih relèvent du terme “adresses”, au sens de cette disposition.
La directive 2004/48 relative au respect des droits de propriété intellectuelle prévoit que
- […] dans le cadre d’une action relative à une atteinte à un droit de propriété intellectuelle et en réponse à une demande justifiée et proportionnée du requérant, les autorités judiciaires compétentes [peuvent] ordonner que des informations sur l’origine et les réseaux de distribution des marchandises ou des services qui portent atteinte à un droit de propriété intellectuelle soient fournies par le contrevenant et/ou toute autre personne qui:
a) a été trouvée en possession des marchandises contrefaisantes à l’échelle commerciale;
b) a été trouvée en train d’utiliser des services contrefaisants à l’échelle commerciale;
c) a été trouvée en train de fournir, à l’échelle commerciale, des services utilisés dans des activités contrefaisantes; ou
d) a été signalée, par la personne visée au point a), b) ou c), comme intervenant dans la production, la fabrication ou la distribution des marchandises ou la fourniture des services.- Les informations visées [ci-dessus] comprennent, selon les cas:
a) les noms et adresses des producteurs, fabricants, distributeurs, fournisseurs et autres détenteurs antérieurs des marchandises ou des services, ainsi que des grossistes destinataires et des détaillants;
b) des renseignements sur les quantités produites, fabriquées, livrées, reçues ou commandées, ainsi que sur le prix obtenu pour les marchandises ou services en question.
Interprétation de la CJUE
La CJUE commence par constater que, dans la mesure où l’art. 8 de la directive 2004/48 ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée, la notion d’“adresses” constitue une notion de droit de l’Union qui doit normalement trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme. En outre, la directive 2004/48 ne définit pas cette notion. Ainsi, la détermination de la signification et de la portée de celle-ci doit être établie conformément à son sens habituel dans le langage courant, tout en tenant compte du contexte dans lequel elle est utilisée et des objectifs poursuivis par la règlementation dont elle fait partie ainsi que, le cas échéant, de sa genèse.
Sens habituel
Dans le langage courant, le terme “adresse” ne vise que l’adresse postale, c’est-à-dire le lieu de domicile ou de résidence d’une personne déterminée. Il s’ensuit que ce terme, lorsqu’il est utilisé sans autre précision, tel que dans la directive 2004/48, ne vise pas l’adresse e-mail, le numéro de téléphone ou l’adresse IP.
Travaux préparatoires
Les travaux préparatoires ayant conduit à l’adoption de la directive 2004/48 ne comportent aucun indice de nature à suggérer que le terme “adresse” utilisé dans cette directive devrait être compris comme visant non seulement l’adresse postale, mais également l’adresse e-mail, le numéro de téléphone ou l’adresse IP des personnes visées.
Contexte
L’examen d’autres actes de droit de l’Union visant l’adresse e-mail ou l’adresse IP fait apparaitre qu’aucun de ceux-ci n’utilise le terme “adresse”, sans autre précision, pour désigner le numéro de téléphone, l’adresse IP ou l’adresse e-mail.
Objectif de la directive
Le droit d’information prévu par la directive vise à rendre applicable et à concrétiser le droit fondamental à un recours effectif garanti à l’art. 47 de la charte des droits fondamentaux et à assurer de la sorte l’exercice effectif du droit fondamental de propriété, dont fait partie le droit de propriété intellectuelle protégé à son art. 17 al. 2, en permettant au titulaire d’un droit de propriété intellectuelle d’identifier la personne qui porte atteinte à ce dernier et de prendre les mesures nécessaires afin de protéger ce droit.
Lors de l’adoption de la directive 2004/48, le législateur de l’Union a choisi de procéder à une harmonisation minimale concernant le respect des droits de propriété intellectuelle en général, en la limitant notamment à des éléments d’information bien circonscrits.
La CJUE rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de juger que l’art. 8 de la directive vise à concilier le respect de différents droits, notamment le droit d’information des titulaires et le droit à la protection des données personnelles des utilisateurs. Elle souligne aussi que les États membres n’ont pas l’obligation, en vertu de l’art. 8 de la directive, de prévoir la possibilité, pour les autorités judiciaires compétentes, d’ordonner la fourniture de l’adresse e-mail, du numéro de téléphone ou de l’adresse IP des personnes visées à cette disposition dans le cadre d’une action relative à une atteinte à un droit de propriété intellectuelle. Cependant, les États membres disposent d’une telle faculté.
Conclusion
Elle conclut que sur le vu de ce qui précède, la notion d’“adresses” figurant à l’art. 8 de la directive 2004/48 ne vise pas, en ce qui concerne un utilisateur ayant chargé des fichiers portant atteinte à un droit de propriété intellectuelle, son adresse e-mail, son numéro de téléphone ainsi que l’adresse IP utilisée pour charger ces fichiers ou l’adresse IP utilisée lors de son dernier accès au compte utilisateur.
Commentaire
Cet arrêt rappelle tout d’abord l’importance des méthodes d’interprétation de la loi. Il vient aussi rappeler que celle-ci n’évolue pas au même rythme que les technologies.
En l’espèce, bien qu’il n’y ait pas grand-chose à dire sur l’interprétation de la CJUE, il n’en reste pas moins qu’il existe un trou dans la raquette de la directive 2004/48 vis-à-vis de l’environnement numérique. En effet, les informations que les ayants droit peuvent réclamer en justice sont les noms et adresses postales des utilisateurs “pirates”, mais ces informations ne sont généralement pas requises par les acteurs du monde numérique lorsque les utilisateurs créent leur compte. Ils disposent néanmoins d’autres informations qu’ils ne sont pas contraints de fournir. Il en résulte que les ayants droit ne sont pas en mesure d’identifier par ce biais les utilisateurs qui portent atteinte à leurs droits. C’est regrettable.