Lettre ouverte d'un abonné au quotidien "Le Temps"
Madame, Monsieur,
J’ai lu que Le Temps organiserait le 22 janvier 2020 une conférence participative avec ses lecteurs pour les sensibiliser à la protection des données. Ils pourraient surtout apprendre comment savoir si des entreprises détiennent des données à leur sujet, et en obtenir une copie. Visiblement, cette conférence répond à un intérêt, si ce n’est un besoin, puisqu’elle affichait complet après quelques jours. Je salue cette initiative, évidemment, puisque je m’évertue depuis des années à ouvrir les yeux de mes contemporains sur ce monde où l’on cherche à tout prix, par n’importe quel moyen, à profiler, surveiller et espionner, en amassant autant de données que possible pour en faire Google sait quoi. Parce qu’on n’a pas le droit d’arrêter le progrès, même s’il piétine nos droits et libertés.
Votre article titrait ainsi “Reprenez le contrôle de vos données! «Le Temps» propose une expérience participative”. Parler de contrôle témoigne, je crois, d’un utopisme exagéré, mais je ne vous jette pas la pierre pour ce titre un brin racoleur. Après tout, en Suisse, il est de la responsabilité de chaque citoyen d’être précautionneux avec soi-même et les données qui se rattachent à sa personnalité, ses habitudes, ses gouts, son corps, sa santé, etc. Il en va du sacrosaint principe de la responsabilité individuelle. En matière de protection des données, cela signifie que, pour qu’il puisse être responsable comme on l’attend de lui, tout citoyen doit savoir déchiffrer des conditions générales absconses écrites en taille 8 sur six pages, et comprendre parfaitement les rouages du modèle algorithmique à la moulinette duquel ses données seront passées. Dans un monde globalisé de plus en plus complexe, on ne peut espérer de chaque citoyen qu’il soit à la fois juriste et ingénieur en informatique aguerris.
Lorsque vos lecteurs auront obtenu – s’ils l’obtiennent – une copie de leurs données qu’ils auront réclamée à l’une ou l’autre entreprise, qu’en feront-ils ? L’analyse de ces informations est loin d’être aisée. La mise en relation de ces informations avec les conditions générales qui s’y rapportent, pour déterminer si l’entreprise dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit, est épineuse. Mais l’exercice est nécessaire, car c’est en constatant que certains acteurs font n’importe quoi, impunément qui plus est, qu’on pourra faire plier nos élus fédéraux, afin qu’ils prennent enfin les mesures qui s’imposent dans le cadre de la révision totale de la loi fédérale sur la protection des données.
Dans cette optique, je vous encourage à aller jusqu’au bout de votre démarche participative en expliquant à vos lecteurs comment Le Temps et Ringier Axel Springer Schweiz AG utilisent les informations qu’ils collectent, à quels tiers il les transmettent, ce que ces derniers en font et pourquoi, etc. En effet, vos lecteurs ne savent peut-être pas qu’en parcourant votre site web, ils transmettent des informations a minima aux sites suivants, dont la plupart leur sont certainement inconnus : admeira.ch, brightcove.net, chimpstatic.com, facebook.net, firestore.googleapis.com, googletagmanager.com, gstatic.com, newrelic.com, npttech.com, tealiumiq.com, tinypass.com, tiqcdn.com, wemfbox.ch, googleapis.com, youtube-nocookie.com, youtube.com, ytimg.com. Votre charte de protection des données, applicable depuis le 25 mai 2018 (une date célèbre en Europe), mentionne certains de ces sites, mais pas d’autres. Vous y faites d’ailleurs la distinction entre données personnelles et données anonymes, alors qu’à notre époque, cette distinction se réduit comme peau de chagrin, comme vous l’indiquiez vous-mêmes dans cet article de décembre 2019.
Vous l’aurez compris, je trouve ironique que vous souhaitiez attirer l’attention de vos lecteurs sur (je vous cite) un géant international comme Facebook, un opérateur comme Swisscom ou une compagnie d’assurance maladie. Ils mériteraient d’abord de recevoir une copie des données que Le Temps et Ringier Axel Springer Schweiz AG traitent à leur sujet. Ils auraient ensuite droit à des explications au sujet, par exemple, des nombreux sites tiers qui reçoivent des données à chaque fois qu’ils consultent le site web de leur quotidien, alors qu’ils ne sont pas pistés lorsqu’ils lisent le journal imprimé. Enfin, un article introspectif sur ce thème vaudrait sans doute la peine d’être publié dans votre rubrique Hyperlien.
Bien à vous,
François Charlet