François Charlet

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Anthropic gagne une manche face aux ayants droit, mais la guerre continue

28/03/2025 12 Min. lecture Droit François Charlet

Dans le combat qui oppose les fournisseurs de systèmes d’intelligence artificielle aux différents ayants droit (en particulier les droits d’auteur et droits voisins), Anthropic, l’entreprise derrière “Claude”, vient de gagner une manche contre les ayants droit aux États-Unis. En effet, la demande d’injonction préliminaire des ayants droit a été rejetée, et la motion to dismiss d’Anthropic a été admise.

Je vous propose ci-dessous un résumé des jugements avec quelques commentaires.

1. Première partie (preliminary injunction)

Concord Music Group, Inc. et al. c. Anthropic PBC

Affaire n° 24-cv-03811-EKL, United States District Court, Northern District of California, 25 mars 2025

Résumé

Cette affaire découle de l’utilisation supposée par Anthropic de paroles de chansons protégées par le droit d’auteur pour entrainer Claude, son système d’intelligence artificielle générative (IAG). Huit sociétés d’édition musicale qui possèdent ou contrôlent les droits exclusifs de millions d’œuvres musicales ont demandé une injonction préliminaire pour interdire à Anthropic d’utiliser les paroles des chansons protégées par le droit d’auteur à des fins d’entrainement du modèle d’IA. La Cour a rejeté la requête, estimant que les éditeurs n’avaient pas démontré l’existence d’un préjudice irréparable, condition préalable à l’octroi d’une injonction.

Faits

Les plaignants comprennent Concord Music Group, CCMG, diverses entités d’Universal Music et ABKCO Music. Ils détiennent des droits exclusifs sur des millions de compositions musicales et concèdent des licences sur ces œuvres à des services numériques, des plateformes de médias sociaux et des agrégateurs de paroles.

Anthropic est une société de technologie qui a développé Claude, un système d’IAG constitué de plusieurs modèles de langage à grande échelle (Large Language Model, LLM).

Claude est entrainé au moyen d’un réseau neuronal qui étudie des ensembles de données massifs qu’on appelle un “corpus”. Le corpus peut être constitué d’informations librement accessibles sur Internet, des données non publiques provenant de tiers ou des données créées en interne par Anthropic. Le corpus est décomposé en “tokens”, qui peuvent être des mots ou des caractères. Les tokens sont regroupés en séquences, mélangés et analysés par le réseau neuronal afin d’apprendre les modèles linguistiques et les relations entre les mots et les phrases. Après que Claude a appris des modèles de langage statistiques, Anthropic l’ajuste pour qu’il adhère à un ensemble de principes qui entrainent Claude à être “utile” et “inoffensif”. “Utile” signifie que Claude répondra aux questions et aidera à accomplir des tâches ; “inoffensif” signifie que Claude ne fera pas ou ne dira pas des choses que les gens trouvent dangereuses ou nuisibles.

Les éditeurs ont allégué que le corpus comprenait des paroles protégées par le droit d’auteur et que Claude avait reproduit ces paroles dans ses résultats. Anthropic n’a pas vraiment contesté le fait que le corpus de formation de Claude puisse inclure les œuvres, mais a affirmé que l’objectif de Claude est de générer un contenu original, et non de reproduire des documents existants.

L’affaire a été initialement déposée dans le Tennessee en octobre 2023 et transférée en Californie en juin 2024. En janvier 2025, les parties sont parvenues à une stipulation portant sur les aspects de l’injonction, Anthropic acceptant de maintenir des garde-fous empêchant Claude de reproduire les paroles des éditeurs dans les contenus qu’il génère. La décision prise dans la présente affaire se concentre donc uniquement sur les aspects liés à l’utilisation par Anthropic des paroles à des fins d’entrainement.

Rappel du fonctionnement d’une injonction préliminaire en droit américain

Une injonction préliminaire est une décision judiciaire temporaire rendue avant un procès complet, qui oblige une partie à prendre certaines mesures ou, plus couramment, qui interdit à une partie de prendre certaines mesures. Comme son nom l’indique, elle est “préliminaire” parce qu’elle ne constitue pas le jugement final de l’affaire. Il s’agit d’une mesure provisoire qui préserve le statu quo ou empêche tout préjudice pendant le déroulement de la procédure judiciaire.

Les principaux objectifs des injonctions préliminaires sont les suivants :

  • Préserver le statu quo : il s’agit d’empêcher toute modification de la situation existante qui rendrait un jugement définitif inefficace ou impossible à mettre en œuvre.
  • Prévenir les dommages irréparables : certains préjudices ne peuvent pas être compensés de manière adéquate par de l’argent (comme l’atteinte à la réputation, la perte d’un bien unique ou la destruction de l’environnement).
  • Protéger la capacité du tribunal à rendre une décision significative : si l’objet du procès risque d’être modifié ou détruit avant le procès, une injonction préliminaire permet de préserver le litige.
  • Équilibrer les intérêts au cours du litige : les tribunaux tentent de minimiser les dommages potentiels pour toutes les parties pendant que l’affaire suit son cours.

Pour obtenir une injonction préliminaire, une partie doit généralement satisfaire à un test en quatre parties établi dans l’affaire Winter v. Natural Resources Defense Council (2008) de la Cour suprême. Ce test exige de la partie requérante qu’elle démontre :

  • la probabilité de succès sur le fond : la partie demanderesse doit montrer qu’elle a une probabilité raisonnable de gagner l’affaire lors du procès. Elle n’a pas besoin de prouver qu’elle gagnera à coup sûr, mais elle doit établir un dossier substantiel.
  • la probabilité de préjudice irréparable : la partie doit démontrer qu’elle subira probablement un préjudice qui ne pourra pas être réparé de manière adéquate par des dommages pécuniaires si l’injonction n’est pas accordée.
  • l’équilibre des équités (ou des difficultés) en sa faveur : le tribunal met en balance le préjudice potentiel subi par la partie requérante sans l’injonction et le préjudice potentiel subi par la partie adverse si l’injonction est accordée. La balance doit pencher en faveur de la partie qui demande l’injonction.
  • l’intérêt public : le tribunal examine si une injonction servirait ou nuirait à l’intérêt public.

Analyse de la Cour

L’injonction demandée s’étendrait à toutes les œuvres des éditeurs, soit des centaines de milliers au moins, y compris les chansons qu’ils pourraient acquérir à l’avenir. La Cour a relevé d’importantes préoccupations, notant qu’Anthropic serait confrontée à des défis de mise en œuvre “virtuellement impossibles” compte tenu de la portée non définie de la demande d’injonction.

Les éditeurs ont affirmé que l’utilisation par Anthropic de leurs œuvres les privait du contrôle desdites œuvres et portait atteinte à leur réputation. La Cour a estimé que ces arguments concernaient principalement les résultats de Claude (traités dans la stipulation) plutôt que les données d’entrainement. La demande d’injonction ne contenait que des déclarations générales sur la supposée “perte de contrôle”, sans expliquer comment l’entrainement avait spécifiquement causé un préjudice.

Les éditeurs ont fait valoir un préjudice à la fois pour les marchés de licences existants et pour le marché émergent des licences octroyées pour l’entrainement des systèmes d’IA. En ce qui concerne les marchés existants, il n’a pas été démontré que l’utilisation d’Anthropic réduisait les droits de licence des titulaires actuels. En ce qui concerne le marché émergent, l’avis des éditeurs selon lequel le marché “se contracterait probablement et pourrait s’effondrer” a été jugé spéculatif. La Cour a noté que ce marché avait en fait augmenté pendant le procès, ce qui suggère que tout préjudice pourrait être compensé monétairement et ne serait pas irréparable.

Décision de la Cour

La Cour a rejeté l’injonction préliminaire sans préjudice, estimant que les éditeurs n’avaient pas établi l’existence d’un préjudice irréparable. Cette condition préalable n’étant pas remplie, la Cour n’a pas abordé les autres facteurs de l’arrêt Winter nécessaires à l’obtention d’une injonction préliminaire.

Commentaires

Les injonctions préliminaires dans les affaires de droit d’auteur requièrent la démonstration d’un préjudice irréparable avec des preuves spécifiques, et non des déclarations générales sur la perte de contrôle ou l’impact sur le marché. On constate ici qu’il semble difficile pour les ayants droit de démontrer un préjudice irréparable en lien avec l’utilisation d’œuvres protégées dans le cadre de l’entrainement d’une IAG. Il en irait certainement autrement si l’injonction préliminaire concernait l’output, autrement dit le contenu généré par l’IAG et mis à disposition des utilisateurs.

L’affaire met en lumière des questions non résolues (mais qui devront l’être) et complexes concernant la question de savoir si l’entrainement d’IAG avec des œuvres protégées par le droit d’auteur constitue ou non une violation des droits exclusifs des ayants droit.

2. Deuxième partie (motion to dismiss)

Concord Music Group, Inc. et al. c. Anthropic PBC

Affaire n° 24-cv-03811-EKL United States District Court, Northern District of California 26 mars 2025 Juge Eumi K. Lee

Résumé

Les éditeurs ont fait valoir des réclamations pour violation directe du droit d’auteur, violation secondaire du droit d’auteur (contributive et indirecte) et suppression des informations de gestion du droit d’auteur. L’ordonnance répond ici à la demande d’Anthropic de rejeter toutes les plaintes, à l’exception de la violation directe du droit d’auteur. La Cour a accepté la requête d’Anthropic, accordant néanmoins aux éditeurs un délai de 30 jours pour déposer une plainte amendée.

Infraction présumée

Les éditeurs affirment que Claude répond à des demandes d’utilisateurs en fournissant des copies presque mot pour mot de paroles protégées par le droit d’auteur, souvent sans attribution ou information sur la gestion du droit d’auteur.

Rappel sur les violations directes et indirectes du droit d’auteur en droit américain

Il y a violation des droits d’auteur lorsqu’une personne enfreint les droits exclusifs accordés aux détenteurs de droits d’auteur. Ces droits comprennent la reproduction, la distribution, l’affichage public, la représentation publique et la création d’œuvres dérivées. La loi sur le droit d’auteur reconnaît deux catégories principales de violation : la violation directe et la violation secondaire (qui comprend la contribution et la responsabilité du fait d’autrui). Permettez-moi d’expliquer le fonctionnement de ces différentes formes de responsabilité.

La violation directe du droit d’auteur est la forme la plus simple de violation. Elle se produit lorsqu’une personne se livre personnellement à la copie ou à l’utilisation non autorisée d’un matériel protégé par le droit d’auteur. Pour établir l’existence d’une violation directe du droit d’auteur, le plaignant doit prouve :

  • la propriété d’un droit d’auteur valide : le plaignant doit prouver qu’il détient un droit d’auteur valide sur l’œuvre.
  • la copie ou l’utilisation non autorisée : le défendeur doit avoir copié ou utilisé des éléments protégés de l’œuvre sans autorisation.
  • un comportement volontaire : le défendeur doit avoir pris des mesures actives pour copier ou utiliser les éléments protégés.

Aucune intention ou connaissance n’est requise pour établir la violation directe — il s’agit d’un délit de responsabilité stricte. Cela signifie qu’une personne peut être tenue pour responsable même si elle ne savait pas qu’elle portait atteinte à un droit d’auteur ou si elle n’avait pas l’intention de porter atteinte à un droit d’auteur.

Il y a violation secondaire lorsqu’une personne ne viole pas directement le droit d’auteur, mais est légalement responsable de la violation commise par une autre personne. Il en existe deux types principaux : la violation contributive et la violation pour le fait d’autrui.

Il y a violation contributive lorsqu’une partie induit, cause ou contribue matériellement à la violation du droit d’auteur par une autre partie, en toute connaissance de cause. Pour établir la violation par contribution, le plaignant doit prouver :

  • une violation directe par un tiers : quelqu’un d’autre doit avoir directement enfreint le droit d’auteur.
  • la connaissance par le défendeur : le défendeur doit connaître ou avoir des raisons de connaître l’activité constituant la violation.
  • contribution matérielle : le défendeur doit induire, causer ou contribuer matériellement au comportement contrefaisant.

Contrairement à la violation directe, la violation contributive exige une connaissance. Cette connaissance doit être celle de violations spécifiques, et non une simple conscience générale qu’une violation pourrait se produire.

La violation pour le fait d’autrui s’applique lorsqu’une personne profite d’une violation directe tout en refusant d’exercer son droit et sa capacité à la faire cesser ou à la limiter. Pour établir l’existence d’une violation pour le fait d’autrui, le demandeur doit prouver :

  • une violation directe par un tiers : comme dans le cas de la violation contributive, un tiers doit avoir commis une violation directe.
  • le droit et la capacité de superviser : le défendeur doit avoir le droit et la capacité de contrôler ou de superviser l’activité constituant la violation.
  • un avantage financier direct : le défendeur doit tirer un avantage financier direct de la violation. Contrairement à la violation contributive, la violation pour le fait d’autrui ne requiert pas la connaissance de la violation. Elle est basée sur la relation entre le défendeur et l’auteur direct de l’infraction.

Analyse de la Cour

Concernant l’allégation de violation contributive, la Cour a estimé que les éditeurs n’avaient pas allégué de violation directe par un tiers. Leurs allégations décrivaient ce que les utilisateurs peuvent faire, mais n’identifiaient pas de cas spécifiques de violation réelle à l’égard de tiers. En outre, les éditeurs n’ont pas allégué de façon concluante qu’Anthropic avait une connaissance réelle d’actes spécifiques constituant des violations.

Relativement à la violation pour le fait d’autrui, l’action a été rejetée pour la même raison. Cependant, la Cour a noté que les éditeurs ont suffisamment allégué qu’Anthropic a reçu un avantage financier de l’activité potentiellement illicite, étant donné que la valeur de Claude découle en partie de son corpus d’entrainement qui comprend des paroles protégées par le droit d’auteur.

Enfin, sur l’allégation de suppression des informations sur les droits d’auteur, après avoir rappelé les termes du Digital Millennium Copyright Act (DMCA), la Cour a estimé que les allégations des éditeurs n’étaient pas concluantes, car il n’était pas prouvé qu’Anthropic avait intentionnellement supprimé des informations relatives au droit d’auteur lors de l’entrainement de Claude. En outre, certains résultats de Claude comportent une attribution, ce qui met à mal la théorie de la suppression intentionnelle.

Commentaires

On le voit déjà au stade des batailles préliminaires aux procès au fond : le cadre juridique traditionnel du droit d’auteur est confronté à de nouveaux défis à l’ère numérique, en particulier avec l’IA. Des questions se posent alors :

  • Qui accomplit l’acte volontaire de violation lorsqu’un système automatisé est impliqué ?
  • Quand peut-on considérer qu’un fournisseur de technologie a “connaissance” d’actes spécifiques constituant une violation ?
  • Qu’est-ce qui constitue une “contribution matérielle” dans des systèmes complexes comme l’IAG ?
  • Comment définir “le droit et la capacité de contrôler” sur des plateformes comptant des millions d’utilisateurs ?

L’affaire Anthropic illustre ces défis, pour lesquels les solutions juridiques se font attendre…